Calligraphie et Parole de Dieu
Abd al-Wadoud Yahya Gouraud
18-08-2010
Au début des manuels traditionnels de calligraphie arabe, on trouve, écrite en exergue, la tradition prophétique, hadîth, suivante :
Celui qui écrit la formule bismi-Llâhi-r-rahmâni-r-rahîm, tout en l’embellissant, entre au Paradis.
Cette phrase, appelée basmala, signifie « au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », et introduit chacune des sourates du Coran, à l’exception de la sourate IX (Le repentir). Elle se présente ainsi comme la clef qui ouvre les portes du monde infini de la Parole de Dieu. Elle consacre aussi chaque acte accompli par le musulman avec une intention qui sacralise son existence dans le souvenir vécu de Dieu. Ce souvenir, dhikr, qui en arabe est également synonyme de « mention », d’ « invocation », est justement l’un des noms que porte le Coran, parce qu’il est le rappel de la Parole de Dieu adressé à l’homme, oublieux par nature, et parce qu’il réactualise, sous une forme nouvelle et ultime, le témoignage de l’Unicité divine qui représente le message unique apporté par tous les prophètes et les messagers (alayhimu-s-salâm), depuis le premier d’entre eux, Adam, jusqu’à Muhammad, « sceau des Prophètes », khâtam an-nabiyyîn.
S’Il Se manifeste sous des formes multiples, adaptées à des peuples vivants dans des conditions différentes d’espace et de temps, le Verbe de Dieu demeure en Soi éternel et immuable : « Pas de changement dans les Paroles de Dieu »1 révèle le Coran. La multiplicité des révélations n’épuise en rien le Verbe de Dieu :
Dis : « Si la mer était de l’encre pour écrire les Paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent les Paroles de mon Seigneur, même si nous apportions son équivalent en encre.2»
Si le Verbe se fit Loi pour Moïse et Homme dans le christianisme, il s’est fait Livre pour les musulmans, dernière communauté du monothéisme abrahamique. Dans l’islam, la Parole divine prend donc la forme d’un livre sacré, le Coran, dont le Prophète Muhammad (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam) fut le transmetteur fidèle. La révélation coranique vient récapituler et clore le déploiement de la Parole de Dieu, et représente en fait l’expression, en langage humain, du Livre sacré par excellence, al-kitâb, qui est l’archétype céleste de tous les Textes sacrés, inscrit par la plume divine sur une « table gardée », lawh mahfûzh.
Le hadîth cité au début de notre exposé nous amène à réfléchir sur la valeur spirituelle et symbolique du langage formel de la révélation coranique, ainsi que sur la place particulière qu’occupe, en islam, l’art de la calligraphie dans sa relation avec le Texte saint. Il convient peut-être, avant tout, de rappeler la perspective dans laquelle doit être envisagée la révélation coranique si l’on veut comprendre le lien qui existe entre la langue arabe, dans ses aspects extérieur et intérieur, et la Parole éternelle de Dieu, révélée dans le Coran. La révélation est une « descente », tanzîl de la Parole de Dieu sur le Prophète élu, « en langue arabe claire », bi-lisân ‘arabiyy mubîn. Cette clarté la rend comparable à un récipient transparent qui prend la couleur de ce qu’il contient. La langue arabe est apte au rôle auquel elle était destinée, c’est-à-dire apte à exprimer en langage humain ce qui est en soi inexprimable. Si l’arabe coranique mérite bien l’appellation de « langue sacrée », c’est, d’un côté, parce qu’il est le support de la Parole éternelle et incréée de Dieu, qui véhicule et transmet, de manière mystérieuse, Sa Grâce et Sa Présence, et de l’autre, parce que la révélation coranique est venue actualiser la substance primordiale de la langue arabe, en vivifiant sa capacité à exprimer d’une manière adéquate les réalités d’ordre spirituel.
C’est ainsi que le Coran porte en lui, tant dans sa dimension orale que dans sa dimension écrite, les traces de cette Présence unique de Dieu, que les arts comme la psalmodie et la calligraphie ont pour rôle essentiel de manifester. À cet égard, on peut dire que la calligraphie coranique est à l’écriture ce que la psalmodie est à la récitation du Coran, puisque, pour désigner cet art phonétique, l’on utilise le plus souvent la simple appellation tajwîd, qui signifie littéralement « le fait d’embellir », comme dans le hadîth mentionné précédemment. Ces formes d’art islamique, étroitement liées au Coran, se fondent toutes deux sur l’application de ce que l’on appelle la « science du rythme », laquelle n’est d’ailleurs qu’une branche, dans le domaine sensible, de la seule science véritablement essentielle de l’islam : la doctrine de l’Unicité, at-tawhîd. Le rythme, qui s’exprime par l’harmonie et l’équilibre, est comme le reflet du présent éternel dans le courant du temps, et transpose dans l’espace et en simultanéité, l’immutabilité divine, projetant ainsi, dans la Création, les multiples qualités de Dieu, comme autant d’aspects de Son Unité.
La révélation est un processus analogue, dans son ordre, à celui de la Création elle-même : elles sont toutes deux l’œuvre du Verbe et l’effet de la Parole de Dieu. Dans la langue sacrée du Coran, le terme âyât désigne à la fois les versets coraniques et les signes de Dieu dans la Création ; c’est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre, comme un immense livre dont les caractères, écrits de la même encre par la plume divine, seraient les êtres. Dans ce sens, les versets coraniques contiennent les marques « évidentes », bayyinât, du Verbe éternel, inscrites dans le courant du temps, qui indiquent et révèlent la Présence invisible de Dieu. Ce mystérieux paradoxe explique la raison pour laquelle, selon la doctrine islamique orthodoxe, le Coran est à la fois incréé dans son essence qui s’identifie au Verbe de Dieu, et créé dans sa forme arabe faite de lettres, de mots et de sonorités. Seul un langage suffisamment transparent peut communiquer un tel mystère.
Cette notion de « langue sacrée » est indispensable pour comprendre le caractère symbolique qui se rattache aux lettres arabes, notamment sous leur aspect graphique, et qui dépend de ce que l’on nomme la « science des lettres »,‘ilm al-hurûf. Dans la Tradition islamique, la calligraphie arabe est considérée comme le plus noble des arts plastiques, car elle prête une forme visible à la Parole révélée du Coran. Ayant pour rôle d’embellir l’écriture, elle peut contribuer à souligner le symbolisme propre à la graphie des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe. Cependant, on doit distinguer la calligraphie coranique de la calligraphie que nous pourrions dire « profane », laquelle utilise des moyens d’expression similaires à la première, mais diffère de celle-ci quant à son objet. Cela permet de comprendre pourquoi, selon le même hadîth, celui qui embellit la Parole de Dieu « entre au Paradis » : ce sont les lettres porteuses de la Présence divine qui possèdent une valeur spirituelle, et non simplement les lettres calligraphiées. La fonction et l’efficacité spirituelles qu’assume la calligraphie coranique confèrent à cet art un caractère réellement « sacré ». Comme l’écrit Titus Burckhardt dans Principes et méthodes de l’art sacré :
pour qu’un art puisse être appelé « sacré », il ne sufft pas que ses sujets dérivent d’une vérité spirituelle, il faut aussi que son langage formel témoigne de la même source. [...] Seul un art dont les formes mêmes reflètent la vision spirituelle propre à une religion donnée, mérite cette épithète.
La calligraphie arabe connaît différents styles, qui sont nés à diverses époques et se sont développés avec l’expansion géographique de l’islam. La calligraphie islamique a été et continue d’être un art cultivé par le monde musulman, qu’il soit arabe ou non. Cette dernière précision montre notamment que l’importance et la valeur que les musulmans accordent à cet art, ne sont pas déterminées par leur attachement à la beauté formelle de la langue arabe, mais tiennent avant tout à l’adhésion au Verbe de Dieu qui leur est demandée, dont la véritable beauté est informelle. Le talent d’un calligraphe réside dans sa capacité à transcrire les qualités spirituelles qui sont propres à la Parole révélée, et non dans la connaissance extérieure et grammaticale de la langue arabe.
Dans cette perspective, les principaux styles calligraphiques, dont les formes sont établies, peuvent s’enrichirent de modes, de contrastes et de types nouveaux qui mettent en lumière les modalités diverses du langage symbolique. Celui-ci a pour fonction essentielle d’exprimer les multiples aspects de l’Unité divine, dans le domaine des formes extérieures, à travers cette « science du rythme » inhérente à toute langue sacrée. Ainsi, le style kûfî, qui se distingue par le caractère statique et géométrique des lettres, renvoie, par la sobriété des traits verticaux et horizontaux, à l’immutabilité du Verbe divin en dehors du temps et de l’espace, et à la permanence de Dieu qui renouvelle à chaque instant la Création par Son Ordre. Le style naskhî, dont l’allure est plus fluide, correspond à la dimension du devenir et du changement, et semble symboliser le flot inépuisable de la Parole coranique. Le style thuluth, enfin, qui représente une synthèse des deux tendances calligraphiques précédentes, allie rigueur géométrique et rythme mélodieux, en développant harmonieusement les dimensions verticale et horizontale de l’écriture arabe, comme une affirmation incessante de l’Unité transcendante dans la multiplicité.
Cette complémentarité des dimensions est particulièrement significative en ce qui concerne la forme des deux premières lettres de l’alphabet arabe, le alif et le bâ’. Tandis que la première est représentée par un simple trait vertical, la seconde se compose schématiquement d’un trait horizontal et d’un point diacritique sous celui-ci. Il est dit que c’est à partir du alif qu’ont été formées les vingt-sept autres lettres de l’alphabet arabe, dont elles ne représentent que des modifications. Première lettre du nom Allâh, le alif symbolise également, par sa verticalité, l’Unité et la transcendance de Dieu. Ce qui est encore remarquable, c’est qu’il constitue la lettre initiale du premier mot révélé par l’archange Gabriel au Prophète Muhammad, l’ordre « iqra’ ! », dont la signification renvoie à l’idée de lecture et de récitation, et de là, à celle d’écriture. On trouve d’ailleurs mentionné, dans les premiers versets révélés, le terme qalam, qui désigne la tige de roseau utilisé pour l’écriture arabe, comme étant l’instrument par lequel Dieu comble — au sens propre du terme — l’homme, en déposant dans le vide de son ignorance, le don de la Parole révélée :
Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’Homme d’une adhérence. Lis ! Ton Seigneur est le Très-Généreux, qui a enseigné par le calame, a enseigné à l’Homme ce que celui-ci ne savait pas.3
La calligraphie témoigne de cette générosité divine dont le Coran est l’une des manifestations :
C’est certainement un Coran généreux, dans un Livre bien gardé que seuls les purifiés touchent ; une révélation de la part du Seigneur de l’Univers.4
Elle peut alors être un moyen pour aider l’artiste à s’approcher de la véritable Connaissance, la connaissance de Dieu pour laquelle l’Homme a été créé, en lui permettant, en quelque sorte, de s’élever suivant l’axe vertical du calame divin, à travers la Parole de Dieu, jusqu’à l’Unité initiale du alif.
Quant au symbolisme lié à la lettre bâ’, on peut citer cette parole de l’Envoyé de Dieu :
Tout ce qui est dans les Livres révélés se trouve dans le Coran, tout ce qui est dans le Coran se trouve dans la Fâtiha, tout ce qui est dans la Fâtiha se trouve dans bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm
et, selon ‘Alî
tout ce qui est dans bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm se trouve dans la lettre bâ’, elle-même contenue dans le point qui est au-dessous d’elle.
Selon les enseignements des maîtres de l’ésotérisme islamique, ce point diacritique, qui enveloppe de manière synthétique tous les Livres révélés, symbolise le mystère imprononçable de l’Essence de Dieu, non-manifestée, à la source incréée du Verbe divin où se trouve l’origine de toute la Création.
La forme horizontale du bâ’ fait de cette lettre l’aspect complémentaire du alif, de telle sorte que la réunion des deux lettres représente le signe de la croix, symbole de l’union des complémentaires, que l’on retrouve dans toutes les Traditions. Il est remarquable que cette croix soit la forme que le corps du croyant assume au cours de la prière canonique, au moment même où il récite le Coran. En effet, lorsqu’il se tient debout, sa forme évoque celle de la lettre alif, tandis que la position horizontale de ses bras au-dessus du nombril fait apparaître la forme de la lettre bâ’. Le croyant qui récite participe ainsi à la révélation de la Parole divine, incarnant celle-ci et manifestant, dans cette position particulière, la réalité de ce que l’islam désigne comme l’« Homme universel », al-insân al-kâmil, archétype éternel de la Création et représentant de Dieu sur terre. Le croyant, ainsi traversé par la Parole de Dieu, ressemble aux lettres du Coran, supports du Verbe divin. De même que la révélation a actualisé les possibilités latentes des lettres arabes en les vivifiant, la Parole de Dieu qui nourrit l’homme, œuvre en lui et le transforme, permet à celui-ci de reconnaître en lui sa nature primordiale, fitra, que Dieu a créée « selon Sa forme ».
L’écriture arabe s’écrit de la droite vers la gauche : elle reflue du champ de l’action vers la région du cœur, et décrit donc un mouvement allant de l’extérieur vers l’intérieur. Or, ce mouvement est l’inverse de celui de la Parole de Dieu qui est une extériorisation, une manifestation du Verbe. Les lettres du Coran, à travers leur forme même, tracent ainsi les multiples chemins du retour vers Dieu, qui s’effectue par une intériorisation de la Parole révélée, grâce au regard intérieur du cœur, baçîra. Celui-ci doit accompagner, suivre ou précéder le regard extérieur, baçar, par lequel la beauté visuelle d’une œuvre calligraphiée peut être contemplée, car c’est au cœur de l’homme que s’adresse avant tout la révélation. Le cœur, que le Coran désigne par de nombreux noms, est le lieu de l’intuition intellectuelle, de la contemplation de la vérité, qui permet de rapporter les versets du Coran à leur Auteur unique, suivant le mouvement « inverse », maqlûb, mot de même racine que qalb, l’un des termes désignant le cœur, de la « descente » de la Parole de Dieu, c’est-à-dire par un effort d’élévation spirituelle. En effet, si le Coran révèle que « la Parole de Dieu est la plus élevée »,5 le Prophète nous enseigne néanmoins que le meilleur jihâd, le meilleur effort dans la voie de Dieu, consiste à élever la Parole divine au-dessus de tout.
A l’image du Verbe divin, non proféré, la forme écrite du Texte sacré transmet le silence de la Parole de Dieu, ce silence de la « nuit de la valeur », laylat al-qadr, au cours de laquelle le Coran descendit sur le Prophète, et qui évoque le mystère ineffable de Dieu. L’artiste calligraphe, lorsqu’il écrit les versets coraniques sur un support vierge, reproduit symboliquement l’acte de Dieu lors de la révélation quand Il grava Sa Parole dans le cœur purifié du Prophète. Celui-ci ne dira-t-il pas, après avoir reçu de l’ange Gabriel les premiers versets révélés : « C’est comme si ces mots avaient été gravés dans mon cœur » ? Dans son œuvre, le calligraphe doit ainsi chercher à se conformer au modèle prophétique : de même que le Prophète était ummî, « intellectuellement vierge », c’est-à-dire qu’il put recevoir les Paroles de Dieu et les transmettre sans interprétation individuelle, ni altération de sa part, le calligraphe doit réaliser un effort de transparence spirituelle, en se souvenant de l’Origine divine de ce qu’il écrit. Ainsi, la virginité spirituelle du Prophète, qui se manifestait également par le fait qu’il ne savait ni lire ni écrire, trouve son expression chez le calligraphe lorsque celui-ci se débarrasse de ses tendances passionnelles en abandonnant son attachement à la beauté purement formelle, et laisse sa plume être guidée par l’unique Artiste, al-Muçawwir, qui est l’un des noms de Dieu, dans la Tradition islamique.
Cette pureté spirituelle du Prophète, qui le rendit capable de recevoir la « synthèse des paroles », jawâmi‘ al-kalim, révélées dans le Coran, rappelle d’ailleurs la virginité de Marie, dont le fils, Jésus-Christ, est pour l’islam « le messager de Dieu, Son Verbe qu’Il a lancé sur Marie et un esprit venant de Lui ».6 Le Coran raconte encore comment la Présence du Verbe divin imposa à Marie le silence, lorsque l’ange Gabriel (où l’enfant Jésus à peine né, selon certains commentaires fondés sur une lecture différente du verset) lui conseilla :
Si tu vois quelqu’un d’entre les humains, dis : « Assurément, j’ai voué un jeûne au Tout-Miséricordieux : je ne parlerai donc aujourd’hui à aucun être humain. »7
Quand son peuple lui reprocha sa maternité exceptionnelle, elle désigna, sans dire mot, l’enfant qu’elle portait et qui lui rendit justice en se présentant :
En vérité, je suis le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre et a fait de moi un prophète.8
Ces versets, qui, dans leur original arabe, sont imprégnés du rythme et de la mélodie propres au texte coranique, semblent, à l’instar de Marie désignant l’enfant Jésus, faire allusion à ce qui représente le caractère ineffable du Verbe de Dieu, Sa Présence dont Il est seul à pouvoir témoigner.
Un art plastique comme la calligraphie peut servir à suggérer cette vérité que le Coran, dans toutes les dimensions de sa langue, porte en lui, de même que le signe muet de Marie provoque la manifestation du Verbe de Dieu. L’art de la calligraphie coranique offre à l’artiste la possibilité de méditer sur la Parole de Dieu, et, comme tout art véritablement sacré, lui permet de se concentrer sur la Présence divine, en s’appuyant sur des formes pour atteindre ce qui est au-delà de celles-ci. « La plume arrivée ici se brise », écrit le saint Jalâl-ad-dîn Rûmî. À l’image de Marie qui se tut en présence du Verbe divin, c’est à Dieu que reviennent les derniers mots :
Quand bien même tous les arbres de la terre se changeraient en calames, quand bien même l’océan serait un océan d’encre où conflueraient sept autres océans, les Paroles de Dieu ne tariraient pas. En vérité, Dieu est Puissant et Sage.9
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