Présentation et commentaire de quelques calligraphies
Abd al-Wadoud Yahya Gouraud
03-09-2020
(1/1) « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre » (Coran 24 : 35)
Les hampes très allongées symbolisent la transcendance et l’unité de Dieu. Elles évoquent la descente de la parole divine des Cieux vers la Terre, sous la forme des lettres de la langue sacrée. Celles-ci font rayonner la lumière invisible de Dieu dans le monde. En même temps, on remarque la présence de flèches dirigées vers le haut, comme signes du retour à Dieu à partir de Sa parole.
(1/2) « Il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu »
Il s’agit du témoignage de l’Unicité divine, que l’on voit ici combiné avec des motifs végétaux. Cette calligraphie symbolise la présence cachée de Dieu dans la création, qui la voile et la dévoile tout à la fois.
(1/3) « Dieu a été satisfait des croyants lorsqu’ils ont fait le pacte avec toi sous l’arbre, et Il a su ce qui était dans leurs cœurs. Il a fait descendre sur eux Sa présence de Paix (Sakîna), et les a affermis par une proche victoire » (Coran 48 : 18)
À nouveau, les lettres se marient à des motifs végétaux. Cette calligraphie est particulière car le verset mentionne « l’arbre » sous lequel les croyants ont conclu le pacte avec le Prophète. Ce pacte s’appelle le « pacte de la Satisfaction divine », point de départ de la transmission initiatique dans le soufisme. La sobriété et la stabilité des lettres, mêlées à la fluidité et la légèreté des éléments végétaux, manifestent la présence apaisante de la Sakîna. L’ensemble de la calligraphie est comme une germination spirituelle qui évoque le déploiement de la création à partir de la Parole de Dieu.
(2/1-5) Différentes formes, en style kûfî « fleuri », de la formule « au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », qui montrent la richesse des possibilités de représentation de la parole divine.
(3) Kûfî « géométrique » (3/1) Verset du Trône : « Dieu : Pas de dieu si ce n’est Lui, le Vivant, l’Immuable (Celui qui subsiste par Lui-même). Ni l’assoupissement ni le sommeil n’ont de prise sur Lui. Tout ce qui est dans les Cieux et sur la Terre Lui appartient. Qui intercèdera auprès de Lui sans Sa permission ? Il sait ce qui se trouve derrière les hommes et ce qui est derrière eux, alors que ceux-ci n’embrassent de Sa science que ce qu’Il veut. Son Trône s’étend sur les Cieux et sur la Terre. Leur maintien dans l’existence ne lui est pas une charge. Il est le Très-Haut, l’Immense. » (Coran 2 : 255)
Les formes statiques du style kûfî sont renforcées par la forme carrée de la composition. Celle-ci représente un labyrinthe, symbole du voyage spirituel de l’homme vers Dieu au cours de l’existence. À première vue, la calligraphie semble incohérente et discontinue. En réalité, elle a un sens de lecture, donné par la parole même de Dieu, un sens concentrique qui indique le retour de l’homme vers le Centre divin. La calligraphie allie stabilité extérieure et mouvement intérieur, manifestations des Noms divins cités dans le verset : « L’immuable » (al-Qayyûm) et le « Vivant » (al-Hayy).
(3/2) « Dieu », en noir et en blanc. Dans cette calligraphie, qui rappelle le symbolisme du tissage, il n’y a pas de vide, de même que rien de ce qui est ne saurait être hors de la Réalité divine absolue.
(4) Le style naskhî s’apparente à une écriture cursive dont l’allure est plus fluide, et qui fond les lettres en un seul mouvement continu, horizontal, qui correspond à la dimension du devenir et du changement. Son rythme mélodieux symbolise le flot inépuisable de la Parole coranique.
(4/1) « Dieu possède les clefs de l’Invisible que Lui seul connaît parfaitement. Il connaît ce qui est sur la terre et dans la mer. Nulle feuille ne tombe sans qu’Il le sache. Il n’y a pas un grain dans les ténèbres de la terre, ni rien de vert ou de desséché, qui ne soit consigné dans un Livre explicite. » (Coran 6 : 59)
Cette composition fait apparaître le nom de Dieu comme un élément qui n’entre pas dans le mouvement du verset calligraphié. Cette indépendance du nom divin affirme la transcendance et l’immutabilité de Dieu, tandis que la Parole divine renvoie à Son immanence dans le temps et l’espace, soulignée par le style naskhî.
(5) Le style thuluth représente une synthèse des deux tendances calligraphiques précédentes, kûfî et naskhî. Il développe harmonieusement les dimensions verticale et horizontale de l’écriture arabe : à la répétition incisive des verticales répond, dans le sens du courant horizontal, la mélodie des courbes amples et variées. Tout l’espace est rempli, les mots ne suivent pas forcément le sens de la lecture. Le style thuluth révèle l’équilibre entre la Transcendance et l’Immanence divines. Cette écriture est comme l’inlassable attestation de l’Unité et de l’Omniprésence de Dieu.
(5/1) Basmala avec des hampes entrelacées. Toutes les lettres apparaissent ainsi liées entre elles, ne laissant aucun vide dans la parole de Dieu.
(5/2) « Quant aux bienfaits que vous avez, ils viennent de Dieu. » (Coran 16 : 53)
L’ampleur et la courbure des lettres semblent ici manifester l‘expansion de l’âme, dans la satisfaction et la reconnaissance à l’égard des bienfaits de Dieu.
(6) Le style dîwânî moins impersonnel, il se différencie des styles précédents par sa souplesse, les grandes envolées à la fin des mots, la multiplicité des éléments entrant dans la composition calligraphique. Cette écriture évoque l’amour divin et les élans spirituels du croyant.
(6/1) « Dis : Seigneur, fais-moi entrer par une entrée de sincérité et fais-moi sortir par une sortie de sincérité, et accorde-moi de Ta part une autorité victorieuse. » (Coran 17 : 80)
Cette calligraphie représente un bateau qui vogue sur les flots. Elle symbolise le mouvement de l’âme portée par la parole de Dieu, dans l’entière sincérité, au-dessus de l’agitation du monde.
(6/2) « N’est-ce pas au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs ? » (Coran 13 : 28)
Par son rythme saccadé, cette calligraphie rappelle la contraction et l’expansion de l’âme qui ne peut trouver son apaisement que dans le souvenir de Dieu qui vivifie le cœur, réceptacle de la Présence divine.
(6/3) « La récompense de la perfection n’est-elle pas la perfection ? » (Coran 55 : 60)
Selon une tradition prophétique, la « perfection » contemplative consiste « à adorer Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas, Lui te voit. » La répétition de boucles identiques fait écho à la signification symétrique du verset : promesse de la contemplation de Dieu.
- Différentes calligraphies de la basmala en style kûfî, naskhî, thuluth, dîwânî et kûfî géométrique.
(8) Représentations circulaires : Le cercle est le symbole de la perfection.
(8/1) « Tout ce qui est sur la terre est évanescent. Seul subsiste la Face de ton Seigneur, pleine de Majesté et de Générosité. » (Coran 55 : 26-27)
(8/2) « Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux »
Les deux premières calligraphies, en style thuluth, représentent des cercles pleins, à l’image de la Réalité divine immanente qui réside en chaque chose. Le Coran affirme : « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu. »
(8/3-6) « Dieu », « Au nom de Dieu », « Le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », « l’Artiste ».
Ces calligraphies représentent des cercles dont la circonférence est formée par l’extension d’une lettre. Elles symbolisent Dieu qui englobe toutes choses. Le dernier exemple est une calligraphie d’un des 99 plus beaux noms de Dieu, « Celui qui donne la forme », le véritable Artiste.
(9) Formes spiroïdales
Les différentes calligraphies représentent la répétition d’un même mot selon un mouvement spiroïdal. Cette forme en spirale rappelle le symbole de la roue cosmique tournant autour de l’Axe du monde, symbole que l’on retrouve dans toutes les traditions orthodoxes (également connu sous le nom de swastika).
(10) Technique du « miroir » Ces calligraphies utilisent la symétrie axiale. Ce dédoublement des lettres arabes rappelle la réflexion d’un objet dans un miroir. Le miroir est le symbole le plus direct de la vision spirituelle, la contemplation dans l’Identité suprême, dans laquelle Dieu est le Témoin unique (ash-Shahîd). Selon une tradition prophétique : « Il y a pour chaque chose un moyen pour la polir et la débarrasser de sa rouille. Ce qui sert à polir le cœur, c’est le souvenir de Dieu. » Le cœur, véritable centre de l’être humain, est comme un miroir qui doit être pur pour pouvoir recevoir et refléter la lumière divine.
(10/1) « Dieu élève en degré ceux qui croient parmi vous et ceux à qui a été donné le savoir. » (Coran 58 : 11)
Dans cette calligraphie, la première lettre du Nom divin trace l’axe vertical de symétrie. Dieu n’entre pas dans la symétrie, comme pour signifier qu’Il est Un et Unique, l’Axe métaphysique qui relie et soutient les mondes. En même temps, la composition manifeste « l’élévation en degrés » vers la Source unique de la Connaissance.
(10/2) « Lui » Huwa, « Lui », (pronom de l’absent en arabe) est le nom de l’Essence divine, invisible et non-manifestée. Cette calligraphie symbolise Dieu en tant qu’Il se connaît Lui-même, en Lui-même, par Lui-même.
(11) Représentations vivantes
(11/1) Basmala en forme d’oiseau. Cette calligraphie rappelle l’histoire de la huppe mentionnée dans le Coran. La huppe symbolise l’intellect, première création et reflet de l’Esprit de Dieu. Dans la sourate an-Naml (Les Fourmis), elle apporte une lettre de Salomon à la Reine de Sabâ’. Dans cette lettre se trouve la basmala, la formule « Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », qui apparaît à ce seul endroit dans le corps du texte d’une sourate. Cette formule se trouve par ailleurs à l’incipit de toutes les autres sourates, sauf une, la neuvième. La huppe porte donc une miséricorde cachée qui vient combler l’apparente lacune du Texte sacré.
(11/2) Témoignage de foi islamique L’homme ainsi en prière, dans la position assise et l’index droit tendu, incarne l’attestation de foi islamique : « J’atteste qu’il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu, et que Muhammad est l’envoyé de Dieu ». Tout son être apparaît ainsi imprégné et transformé par la Vérité.
(12/1) La complémentarité des dimensions verticale et horizontale est particulièrement significative en ce qui concerne la forme des deux premières lettres de l’alphabet arabe, le alif et le bâ’. Tandis que la première est représentée par un simple trait vertical, la seconde se compose schématiquement d’un trait horizontal et d’un point diacritique sous celui-ci. Il est dit que c’est à partir du alif qu’ont été formées les vingt-sept autres lettres de l’alphabet arabe, dont elles ne représentent que des modifications. Première lettre du nom Allâh, le alif symbolise également, par sa verticalité, l’Unité et la transcendance de Dieu. Ce qui est encore remarquable, c’est qu’il constitue la lettre initiale du premier mot révélé par l’archange Gabriel au Prophète Muhammad, l’ordre « iqra’ ! », dont la signification renvoie à l’idée de lecture et de récitation, et de là, à celle d’écriture. On trouve d’ailleurs mentionné, dans les premiers versets révélés, le terme qalam, qui désigne la tige de roseau utilisée pour l’écriture arabe, comme étant l’instrument par lequel Dieu comble — au sens propre du terme — l’homme, en déposant dans le vide de son ignorance, le don de la Parole révélée : « Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’Homme d’une adhérence. Lis ! Ton Seigneur est le Très-Généreux, qui a enseigné par le calame, a enseigné à l’Homme ce que celui-ci ne savait pas. »6
La calligraphie témoigne de cette générosité divine dont le Coran est l’une des manifestations : « C’est certainement un Coran généreux, dans un Livre bien gardé que seuls les purifiés touchent ; une révélation de la part du Seigneur de l’Univers. »7 Elle peut alors être un moyen pour aider l’artiste à s’approcher de la véritable Connaissance, la connaissance de Dieu pour laquelle l’Homme a été créé, en lui permettant, en quelque sorte, de s’élever suivant l’axe vertical du calame divin, à travers la Parole de Dieu, jusqu’à l’Unité primordiale du alif. Quant au symbolisme lié à la lettre bâ’, on peut citer cette parole de l’Envoyé de Dieu : « Tout ce qui est dans les Livres révélés se trouve dans le Coran, tout ce qui est dans le Coran se trouve dans la Fâtiha, tout ce qui est dans la Fâtiha se trouve dans bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm » et, selon ‘Alî, « tout ce qui est dans bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm se trouve dans la lettre bâ’, elle-même contenue dans le point qui est au-dessous d’elle. » Selon les enseignements des maîtres de l’ésotérisme islamique, ce point diacritique, qui enveloppe de manière synthétique tous les Livres révélés, symbolise le mystère imprononçable de l’Essence de Dieu, non-manifestée, à la source incréée du Verbe divin où se trouve l’origine de toute la Création.
La forme horizontale du bâ’ fait de cette lettre l’aspect complémentaire du alif, de telle sorte que la réunion des deux lettres représente le signe de la croix, symbole de l’union des complémentaires, que l’on retrouve dans toutes les Traditions. Il est remarquable que cette croix soit la forme que le corps du croyant assume au cours de la prière canonique, au moment même où il récite le Coran. En effet, lorsqu’il se tient debout, sa forme évoque celle de la lettre alif, tandis que la position horizontale de ses bras au-dessus du nombril fait apparaître la forme de la lettre bâ’. Le croyant qui récite participe ainsi à la révélation de la Parole divine, incarnant celle-ci et manifestant, dans cette position particulière, la réalité de ce que l’islam désigne comme l’« Homme universel » (al-insân al-kâmil), archétype éternel de la Création et représentant de Dieu sur terre. Le croyant, ainsi traversé par la Parole de Dieu, ressemble aux lettres du Coran, supports du Verbe divin. De même que la révélation a actualisé les possibilités latentes des lettres arabes en les vivifiant, la Parole de Dieu qui nourrit l’homme, œuvre en lui et le transforme, permet à celui-ci de reconnaître en lui sa nature primordiale (fitra), que Dieu a créée « selon Sa forme ».
(12/2) Le rite de la prière islamique représente un « symbole agi », qui porte en lui la possibilité de réunir l’homme à Dieu dans la gestualité humaine. Comme l’enseigne le Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, les trois moments gestuels de la prière rituelle islamique : la station debout, l’inclinaison et la prosternation, rappellent les lettres arabes qui composent le nom divin Allâh : un alif, ou « a » représenté par un trait vertical, un lâm, ou « l » écrit comme notre majuscule, de droite à gauche naturellement, avec un trait à angle droit, et un hâ’, ou « h » aspiré final, comme un cercle replié sur lui-même.8
L’art de la calligraphie coranique offre à l’artiste la possibilité de méditer sur la Parole de Dieu, et, comme tout art véritablement sacré, lui permet de se concentrer sur la Présence divine, en s’appuyant sur des formes pour atteindre ce qui est au-delà de celles-ci. Dans une lettre adressée aux Français, portant le titre : « Notes brèves destinées à ceux qui comprennent, pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels », l’Émir ‘Abd-al-Qâdir écrit que « de toutes les activités où intervient l’habileté manuelle, l’écriture est sans conteste celle qui apporte le plus d’avantages, dans la mesure où elle met en jeu à la fois la connaissance et le discernement, dans la mesure aussi où elle exige de l’esprit qu’il s’élève depuis les lettres, tracées séparément, jusqu’à la forme des mots que la langue prononce, et de la forme des mots jusqu’à la signification qui leur est propre. L’esprit se transporte ainsi d’un indice à l’autre, et cela d’une façon qui devient bientôt habituelle. C’est de ce trajet perpétuel du signifié au signifiant que l’écriture tire sa puissance, trajet où l’esprit de discernement trouve son véritable accomplissement, source pour l’homme à la fois d’un surcroît d’intelligence et d’un supplément de perplexité. »9 L’écriture devient le symbole authentique, l’instrument de l’esprit qui cherche la perpétuité et l’éternité dans sa forme. L’écriture arabe s’écrit de la droite vers la gauche : elle reflue du champ de l’action vers la région du cœur, et décrit donc un mouvement allant de l’extérieur vers l’intérieur. Or, ce mouvement est l’inverse de celui de la Parole de Dieu qui est une extériorisation, une manifestation du Verbe. La calligraphie est appelé en arabe « khatt » qui signifie simplement « ligne », « tracée » Ce mot est aussi un synonyme de « tarîqa », « voie », terme qui désigne plus particulièrement la voie spirituelle en islam. Les lettres du Coran, à travers leur forme même, tracent ainsi les multiples chemins du retour vers Dieu, dans l’intériorisation de la Parole révélée. Car c’est au cœur de l’homme que s’adresse avant tout la révélation. Le cœur, que le Coran désigne par de nombreux noms, est le lieu de l’intuition intellectuelle, de la contemplation de la vérité, qui permet de rapporter les versets du Coran à leur Auteur unique, par un effort d’élévation spirituelle. En effet, si le Coran révèle que « la Parole de Dieu est la plus élevée »10, le Prophète nous enseigne néanmoins que le meilleur jihâd, le meilleur effort dans la voie de Dieu, consiste à élever la Parole divine au-dessus de tout.
Chaque symbole a sa signification et sa place particulières, et s’établit dans le cadre même de la connaissance de celui qui le contemple. Pour être compris en profondeur, l’enseignement symbolique de l’art sacré exige une « intelligence spirituelle ». Capable de « lire au-dedans », cette intelligence, véritable ouverture spirituelle, provoque une révélation, c’est-à-dire un déchirement du voile des apparences. L’œuvre, alors vécue comme une expérience de connaissance, se révèle à celui qui la contemple dans toute sa véritable signification. La raison se tait pour que lui soient dévoilées les réalités spirituelles, en même temps que le monde, dont elle a conscience par habitude, se cache. Au VIIe siècle, en Chine, un moine taoïste exposait les principes de la calligraphie en ces termes : « Celui qui va prendre le pinceau doit faire taire ses sens, écarter toute pensée et se concentrer sur la réalité spirituelle. »
A l’image du Verbe divin, non proféré, la forme écrite du Texte sacré transmet le silence de la Parole de Dieu, ce silence de la « nuit de la valeur » (laylat al-qadr), au cours de laquelle le Coran descendit sur le Prophète, et qui évoque le mystère ineffable de Dieu. L’artiste calligraphe, lorsqu’il écrit les versets coraniques sur un support vierge, reproduit symboliquement l’acte de Dieu lors de la révélation quand Il grava Sa Parole dans le cœur purifié du Prophète. Celui-ci ne dira-t-il pas, après avoir reçu de l’ange Gabriel les premiers versets révélés : « C’est comme si ces mots avaient été gravés dans mon cœur » Dans son œuvre, le calligraphe doit ainsi chercher à se conformer au modèle prophétique : de même que le Prophète était ummî, « intellectuellement vierge », c’est-à-dire qu’il put recevoir les Paroles de Dieu et les transmettre sans interprétation individuelle, ni altération de sa part, le calligraphe doit réaliser un effort de transparence spirituelle, en se souvenant de l’Origine divine de ce qu’il écrit. Ainsi, la virginité spirituelle du Prophète, qui se manifestait également par le fait qu’il ne savait ni lire ni écrire, trouve son expression chez le calligraphe lorsque celui-ci se débarrasse de ses tendances passionnelles en abandonnant son attachement à la beauté purement formelle, et laisse sa plume être guidée par l’unique Artiste (al-Muçawwir).
Cette pureté spirituelle du Prophète, qui le rendit capable de recevoir la « synthèse des paroles » (jawâmi‘ al-kalim) révélées dans le Coran, rappelle d’ailleurs la virginité de Marie, dont le fils, Jésus-Christ, est pour l’islam « le messager de Dieu, Son Verbe qu’Il a lancé sur Marie et un esprit venant de Lui »11. Le Coran raconte encore comment la Présence du Verbe divin imposa à Marie le silence, lorsque l’ange Gabriel (ou l’enfant Jésus à peine né, selon certains commentaires fondés sur une lecture différente du verset) lui conseilla : « Si tu vois quelqu’un d’entre les humains, dis : “ Assurément, j’ai voué un jeûne au Tout-Miséricordieux : je ne parlerai donc aujourd’hui à aucun être humain. ” »12 Quand son peuple lui reprocha sa maternité exceptionnelle, elle désigna, sans dire mot, l’enfant qu’elle portait et qui lui rendit justice en se présentant : « En vérité, je suis le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre et a fait de moi un prophète. »13 Ces versets qui, dans leur original arabe, sont imprégnés du rythme et de la mélodie propres au texte coranique, semblent, à l’instar de Marie désignant l’enfant Jésus, faire allusion à ce qui représente le caractère ineffable du Verbe de Dieu, Sa Présence dont Il est seul à pouvoir témoigner.
Un art plastique comme la calligraphie peut servir à suggérer cette vérité que le Coran, dans toutes les dimensions de sa langue, porte en lui, de même que le signe muet de Marie provoque la manifestation du Verbe de Dieu. « La plume arrivée ici se brise », écrit le saint Jalâl-ad-dîn Rûmî. A l’image de Marie qui se tut en présence du Verbe divin, c’est à Dieu que reviennent les derniers mots : « Quand bien même tous les arbres de la terre se changeraient en calames, quand bien même l’océan serait un océan d’encre où conflueraient sept autres océans, les Paroles de Dieu ne tariraient pas. En vérité, Dieu est Puissant et Sage. »14
- Coran 96 : 1-5.↩
- Coran 56 : 77-80.↩
- Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, L’Islam intérieur, Ed. Christian de Bartillat, 1995, p. 175.↩
- Abd el-Kader, Lettre aux Français, chap. « Du mérite de l’écriture », Phébus, Paris, 1977, pp. 176-177.↩
- Coran 9 : 40.↩
- Coran 4 : 171.↩
- Coran 19 : 26.↩
- Coran 19 : 30.↩
- Coran 31 : 27.↩