Sainteté et orthodoxie
Abd al-Wadoud Yahya Gouraud
23-10-2014
Parler de « mouvement intellectuel et chemins de la vérité », en ces lieux où vécut et enseigna le Shaykh Abû Madyan Shu‘ayb (radiyAllâhu ‘anhu), nous permet d’aborder certains aspects de ce qui constitue la réalité centrale de l’intellectualité islamique : la voie spirituelle du taçawwuf, l’ésotérisme islamique. L’exemple de cette figure éminente de sainteté représente pour les croyants un signe évident de la grâce sanctifiante de Dieu qui partage l’intimité de Sa présence avec ceux qu’Il choisit comme Ses proches. Il rappelle également la vocation essentielle de l’homme et le but de son existence : la connaissance de Dieu, à laquelle il est possible de parvenir, à des degrés divers, selon la seule volonté divine. Le mystère de la voie spirituelle du soufisme, de la réponse à l’appel de Dieu, est celui d’une préparation active au don de sainteté, qui pourtant n’appartient qu’à Dieu. En effet, Dieu seul est al-Quddûs, le Très-Saint, dont les anges ne cessent de proclamer la louange et la sainteté. La Tradition islamique, depuis le texte coranique lui-même, fait usage d’un autre terme, qui est aussi un attribut de Dieu : al-Walî, épithète qui évoque les notions d’amitié, de proximité et de protection. Selon le Coran, « Dieu est l’Ami de ceux qui croient. Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière. »1 Il est Ami « dans ce monde-ci et dans l’autre ».2 Dieu Lui-même a Ses amis (al-awliyâ’) qui ont assumé cet attribut de proximité divine et en ont été sanctifiés. Le terme al-walî est à la fois un actif et un passif ; comme nom divin, il est le Protecteur et, comme nom humain, le protégé. L’homme qui devient walî Allâh est proche de Dieu comme il est proche des hommes. Dieu Lui-même n’est-Il pas proche de l’homme, « plus près de lui que la veine de son cou » ?3 Le saint est le plus beau des signes proposés par Dieu aux hommes pour leur édification intérieure. « Quand de telles personnes sont vues, c’est de Dieu dont on se souvient »,4 rappelle la tradition prophétique.
On raconte que, le Shaykh Abû Madyan s’apprêtant à mourir, l’un de ses disciples voulut obtenir de lui un testament spirituel.
Subhâna-Llâh ! s’écria Abû Madyan, gloire à Dieu ! Qu’a donc été toute ma vie avec vous sinon un testament spirituel ! Quel testament plus éloquent que le témoignage direct !
En effet, l’enseignement inspiré du maître ne consistait pas seulement en des paroles de sagesse, des poésies aux significations subtiles, des traités doctrinaux, ou des conseils pour les novices dans la Voie. Il passait également par l’exemple transparent d’un serviteur de Dieu ayant atteint, grâce à une sollicitude particulière de Dieu, un degré élevé de proximité divine, qui l’a rendu capable d’être l’instrument efficace de la Providence et le support de l’Assistance et de la Miséricorde de Dieu. Pôle de son temps, le Shaykh Abû Madyan est appelé, aujourd’hui encore, le « secours universel » (al-gawth) et le « maître des maîtres » (shaykh ash-shuyûkh). En effet, de nombreux disciples ont bénéficié, de manière directe ou indirecte, de ses enseignements, et ont reçu de lui la baraka qui permit la naissance de plusieurs branches initiatiques, comme celle de la Shâdhiliyya fondée par le Shaykh Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî. L’un de ses nombreux descendants spirituels, le Shaykh Bûzîdî, le maître du Shaykh al-‘Alâwî, disait :
Si vous ne pouvez trouver un maître spirituel, rendez-vous à la tombe de Abû Madyan pour y prier.(radiyAllâhu ‘anhum)
Sans tomber dans l’idéalisme hagiographique ou l’analyse rationnelle de sa fonction, il semble que l’élévation spirituelle et la maîtrise du Shaykh Abû Madyan renvoient au miracle de l’élection et au mystère de la sainteté, par lesquelles Dieu transforme le cœur et élargit la connaissance de ceux qui aspirent à se rapprocher de Lui. Certaines épreuves que le Shaykh Abû Madyan a traversées, et qui rappellent quelques épisodes symboliques de la vie des prophètes, font référence à la nécessité d’une maturation intellectuelle et d’une purification de l’âme, dans une alchimie spirituelle qui opère pour préparer le réceptacle humain à recevoir les lumières de la grâce divine. Abû Madyan rapporte lui-même comment, alors qu’il était un jeune berger, ne sachant ni lire le Coran ni accomplir la prière rituelle, il sut trouver en lui la force et la détermination nécessaires pour fuir sa condition d’ignorance, et effectuer les premiers pas sur la voie de la Vérité et de la Connaissance. Sur les conseils d’un ascète qu’il croisa dans cette fuite vers Dieu, et qui lui apprit « qu’il n’y a pas d’adoration de Dieu sans connaissance », Abû Madyan quitta la région de Séville jusqu’à parvenir finalement à Fez. Il y reçut et y perfectionna sa formation intellectuelle, entrant en même temps dans la voie initiatique. C’est ainsi qu’il put acquérir les sciences de la Loi et de la Voie, et approfondir la connaissance de la doctrine, éclairé par la lumière de la bénédiction et des enseignements transmis par les maîtres qui le guidèrent. Il fréquenta pendant plusieurs années les cercles des savants de Fez « jusqu’à ce que », selon les biographes,
Dieu lui accordât par une ouverture les dons suprêmes et les secrets seigneuriaux, réalisant l’orientation et l’action, et atteignant la station espérée.
Le Shaykh Abû Madyan partit ensuite vers l’Orient, s’installant finalement à Béjaïa, où Dieu lui donna la charge de transmettre à son tour la bénédiction prophétique, et de conduire sur la Voie les aspirants à la réalisation de la Vérité.
Le chemin vers la connaissance de Dieu est la mystérieuse collaboration entre l’effort humain et le don divin. Le Shaykh Abû Madyan a dit :
Celui qui écoute la science afin d’enseigner par elle les hommes, Dieu récompense celui-ci pendant qu’il instruit les hommes. Celui qui apprend la science afin de pratiquer par elle la Vérité, Dieu récompense celui-ci tout en l’enseignant.
Certes, l’effort humain est important à travers la pratique des rites, la lecture des textes sacrés, le combat contre les passions, la patiente recherche du savoir, la méditation, la miséricorde envers toute la création. Mais l’action humaine demeure sans résultat si elle n’est pas couronnée par la grâce. « Nous élevons le rang de qui Nous voulons »,5 dit Dieu dans le Coran.
A une époque qui précède la formation des confréries (turuq), la voie spirituelle du Shaykh Abû Madyan ne se distingue pas des autres voies orthodoxes du soufisme, dans la mesure où toutes représentent des méthodes diverses qui tendent vers le même but, car la Vérité est unique. Dans un exposé des principes de base de la voie spirituelle, intitulé Bidâyat al-murîd, le Shaykh Abû Madyan s’adresse à ses disciples en tant que « gens de la volonté » (ahl al-irâda). L’aspiration spirituelle du novice (al-murîd) représente, en effet, une qualité fondamentale dans le cheminement sur la Voie, essentiellement au début, car elle traduit la disposition intérieure et l’intention sans lesquelles l’aspirant à la proximité divine ne peut bénéficier de la maïeutique du maître spirituel. Cependant, cette volonté propre devra devenir, au fur et à mesure de la progression spirituelle, une vertu secondaire, dans l’adhésion toujours plus consciente et sincère à la Volonté de Dieu.
Dans la perspective opérative du Shaykh Abû Madyan, la voie spirituelle ne doit pas être confondue avec un ensemble de pratiques même spirituelles, dans une sorte de formalisme technique, ni avec une théorie abstraite ou des formules métaphoriques. Selon ses paroles,
le taçawwuf ne consiste pas à observer des règles, ni à gravir des échelons. Le taçawwuf, c’est avoir le cœur intègre, l’âme généreuse, se conformer à la révélation, connaître le message, suivre les prophètes. Celui qui se tient en dehors de ces sources se verra comme un berger dans le jardin du diable, il sera submergé dans l’océan des passions et errera dans les ténèbres de l’ignorance.
Le Shaykh Abû Madyan précisait par-là que le chemin de la sainteté implique la nécessité, pour celui qui le suit, de purifier son âme de ses manques, en luttant contre les tentations de l’adversaire, et d’assainir son cœur par les lumières de la connaissance. La pureté d’âme et la clarté de l’esprit sont les qualités de tous les prophètes et envoyés de Dieu, qui sont les premiers modèles de sainteté auxquels on doit se référer. La voie spirituelle n’est pas une attente passive et immobile de la grâce, mais une participation active à la révélation de Dieu qui donne à chacun ce qu’il est capable de recevoir.
Le Shaykh Abû Madyan a dit dans ce sens :
Ne peut écouter cette Science que celui qui a obtenu ces quatre choses : l’ascèse (az-zuhd), le savoir (al-‘ilm), l’abandon (at-tawakkul) et la certitude (al-yaqîn).
Il enseignait à ses disciples la valeur de l’ascèse et de la retraite spirituelle, entendus comme détachement extérieur et intérieur du monde pour s’orienter vers Dieu seul. Il leur apprenait, à travers une stricte discipline spirituelle, à contrôler les mouvements de leur âme, plus particulièrement par la pratique régulière du jeûne, pour qu’ils goûtent réellement la condition de la pauvreté spirituelle, et afin qu’augmente en eux la soif de connaissance de Dieu. « Le savoir le plus utile est la connaissance des principes de la servitude. Le savoir le plus élevé est la connaissance intérieure de l’Unicité divine (‘ilm at-tawhîd) », rappelait le Shaykh Abû Madyan. La connaissance utile est celle qui permet d’adorer Dieu et d’assurer le salut de l’âme, de même que la pratique véritablement utile de la servitude est celle qui permet de s’élever à « cette Science ” divine à laquelle Abû Madyan fait allusion, la connaissance métaphysique de l’Unicité divine, dans laquelle le Seigneur et le serviteur ne font plus qu’un. Le Shaykh apprenait à ses disciples à ne placer leur confiance qu’en Dieu seul, le meilleur Garant, conformément à la parole coranique : « Dieu nous suffit. Et quel excellent Protecteur ! » Il disait : « L’abandon à Dieu, c’est la confiance en ce qu’Il a garanti, et la transformation du mouvement en repos. » La confiance en Dieu fait cesser toute agitation de l’âme provoquée par le doute et l’ignorance. Dieu apaise le cœur de celui qui croit avec certitude en Sa promesse. C’est vers cette certitude intellectuelle et cette paix intérieure que le Shaykh Abû Madyan guidait les aspirants sur la voie de la réalisation spirituelle qui consiste à atteindre, par la chute des voiles qui obscurcissent l’œil du cœur, « la vision de la certitude » (‘ayn al-yaqîn), avant de connaître, in shâ’Allâh, la « réalité de la Certitude » (haqq al-yaqîn), dans l’intimité de la Présence unifiante de Dieu. Alors, « lorsque la Vérité se manifeste, dit le Shaykh, rien ne subsiste avec elle. » Le serviteur s’est éteint en Dieu et c’est Dieu qui en assume la permanence à sa place. Le saint n’est plus seulement un serviteur ; il est devenu al-walî, l’ami proche et protégé, sous l’ombre lumineuse de Allâh al-Walî, l’Ami Protecteur. « La protection (walâya) n’appartient alors qu’à Dieu, le Vrai. Il accorde la meilleure récompense et le meilleur résultat. »6
L’approche du Shaykh Abû Madyan se caractérisait par la sobriété et la simplicité, qui n’ont rien à voir avec l’austérité dévotionnelle ou la vulgarisation doctrinale, mais qui manifestent plutôt la force apaisante du souffle de l’Esprit et l’évidence de la Vérité. Cette essentialité de la vie et de la voie spirituelles correspond à l’adoration de Dieu « en esprit et vérité » à laquelle Jésus (‘alayhi-s-salâm) appelait ses disciples, et dont les saints de tout temps et tout lieu n’ont cessé de témoigner. À la fois témoins de leur temps et témoins de la présence éternelle de Dieu en ce monde, les saints ne sont pas seulement les garants de la vitalité spirituelle et intellectuelle de la Tradition. Ils sont aussi les gardiens des chemins de la Vérité que Dieu continue de rendre accessibles jusqu’à nos jours. Il est dit que s’il subsiste encore, dans la Volonté de Dieu, une raison pour que le monde existe, c’est seulement à cause de la présence effective, ici-bas, de quelque saint. L’oubli par l’homme de sa vocation à acquérir la sainteté représente l’un des signes de l’approche de la fin des temps. C’est précisément à cette sainteté qu’il faut aspirer pour bénéficier de la miséricorde divine toujours présente, et se préparer de la meilleure façon au Jour du Jugement, ce jour qui verra redescendre le Christ de la seconde venue, comme annonce de l’Heure dernière et Sceau des saints.