Rencontre entre intellectualité et sainteté
Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini
20-05-2003
L’association entre René Guénon et le Shaykh Ahmad al-‘Alâwî (que Dieu soit satisfait d’eux) n’est certainement pas arbitraire, parce que ces deux personnalités furent contemporaines et eurent l’occasion, sinon de se rencontrer personnellement, du moins de correspondre entre Mostaganem et Le Caire. Si nous ne savons presque rien du contenu de leurs rapports épistolaires, nous connaissons bien la réaction que ces deux hommes exceptionnels provoquèrent, non seulement de la part de leurs compatriotes, mais aussi de ceux qui eurent la chance de les connaître personnellement pendant leur vie.
Le Shaykh al-‘Alâwî, saint algérien mort en 1934, est le fondateur d’une tarîqa, une confrérie islamique qui porte son nom, la ‘Alawiyya, qui ne doit pas être confondue avec la secte syrienne des ‘alawites. Elle est une dérivation de la tarîqa Darqawiyya dont le Shaykh fut membre, celle-ci étant à son tour une dérivation de la tarîqa Shâdhîliyya à laquelle René Guénon fut rattaché, après son entrée en islam sous le nom de ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ.
René Guénon a dédié l’une de ses œuvres les plus importantes, Le Symbolisme de la Croix, à la mémoire de son maître, le Shaykh ‘Abd-ar-Rahmân ‘Illaysh al-Kabîr, nous révélant que la première idée d’un tel livre lui était due. Nous voudrions citer un passage de l’Introduction qui puisse servir aussi de clarification préliminaire à l’argument que nous voudrions aborder.
La croix, avons-nous dit, est un symbole qui, sous des formes diverses, se rencontre à peu près partout, et cela dès les époques les plus reculées; elle est donc fort loin d’appartenir proprement et exclusivement au Christianisme comme certains pourraient être tentés de le croire. Il faut même dire que le Christianisme, tout au moins sous son aspect extérieur et généralement connu, semble avoir quelque peu perdu de vue le caractère symbolique de la croix pour ne plus la regarder que comme le signe d’un fait historique; en réalité, ces deux points de vue ne s’excluent aucunement, et même le second n’est en un certain sens qu’une conséquence du premier; mais cette façon d’envisager les choses est tellement étrangère à la grande majorité de nos contemporains que nous devons nous y arrêter un instant pour éviter tout malentendu. En effet, on a trop souvent tendance à penser que l’admission d’un sens symbolique doit entraîner le rejet du sens littéral ou historique; une telle opinion ne résulte que de l’ignorance de la loi de correspondance qui est le fondement même de tout symbolisme, et en vertu de laquelle chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même.1
Dans son style inimitable de « Serviteur de l’Unique », signification de son nom islamique, René Guénon essaye, par l’affirmation du tawhîd, de l’Unicité divine, de nous ramener à la conception d’un Principe dont tout provient et auquel, Occidentaux et Orientaux des temps modernes, nous devons nous référer, dans l’espoir de retrouver en nous-mêmes, et de donner aux autres, le sens de cette « harmonie universelle » dont nous semblons nous être éloignés.
D’autre part, le Shaykh al-’Alâwî, qui fut considéré, par l’un des disciples de René Guénon, comme un saint « ‘Isâwî », c’est-à-dire du type de sainteté de Jésus (‘alayhi-s-salâm), représente, au sein de la dérivation Shâdhilî-Darqawî, l’expression du mouvement de revivification de l’Islam amorcé au XVIIIe et au XIXe siècles avec les deux autres grands Ahmad d’origine maghrébine : le Shaykh Ahmad at-Tijanî et le Shaykh Ahmad Ibn Idrîs (que Dieu soit satisfait d’eux).
L’apparence du Shaykh al-’Alâwî est ainsi décrite par le docteur Marcel Carret qui eut l’occasion de le visiter et de le soigner pendant les dernières années de sa vie :
Ce qui me frappa tout de suite, ce fut sa ressemblance avec le visage sous lequel on a coutume de représenter le Christ. Ses vêtements, si voisins, sinon identiques, de ceux que devait porter Jésus, le voile de très fin tissu blanc qui encadrait ses traits, son attitude enfin, tout concourait pour renforcer encore cette ressemblance. L’idée me vint à l’esprit que tel devait être le Christ recevant ses disciples, lorsqu’il habitait chez Marthe et Marie.2
De tels rapprochements, si nous avons bien compris la citation de René Guénon, ne visent certainement pas à prêcher une fraternité qui voudrait oublier les principes propres à chaque religion, ni encore moins à promouvoir un inutile et dangereux syncrétisme doctrinal. Au contraire, ils invitent à voir l’Unité dans la multiplicité et à reconnaître la validité de chaque expression révélée comme un aspect manifesté de cette Vérité qui, comme Allâh, est une et identique pour nous tous.
Ainsi, la prétendue « conversion » de René Guénon du christianisme à l’islam ne doit-elle pas être interprétée comme un refus de sa religion d’origine, mais plutôt comme une acceptation de l’islam, une adhésion à ce qu’il appelait la « Tradition primordiale » (ad-dîn al-qayyim), dans sa dernière expression qui, comme telle, englobe sans opposition toutes les Révélations précédentes.
Il n’est pas question de rechercher un compromis ou un dénominateur commun entre les différentes positions doctrinales de nos religions. Il s’agit plutôt de reconstruire l’intégrité des croyants, celle qui existait aux moments prophétiques qui sont à l’origine de chacune des Révélations, et qui a été de plus en plus effacée par le processus de décadence des derniers temps.
Aujourd’hui, les différentes aires ethniques, qui constituent le support normal de chaque Révélation, ont développé les aspects les plus négatifs de leur tempérament, au détriment de la vie spirituelle : en Occident l’intellectualité est devenue intellectualisme, la logique, rationalisme ou — pire encore — psychologisme, tandis qu’en Orient l’intuition dégénère en impulsivité, et la remise entre les mains de Dieu en fanatisme.
Il faudrait donc favoriser un échange, dont René Guénon est bien l’exemple, et par lequel les croyants d’Orient et d’Occident, face à face, sauront créer, autour d’une mer commune, le flux et le reflux des vagues bénéfiques de leurs qualifications complémentaires. De cette façon, l’Occidental redeviendra cet homme intelligent qu’il fut, en réussissant à participer de nouveau à ce reflet de l’Intellect de Dieu en nous qui nous fait semblables à Lui, et l’Oriental retrouvera, dans le sens inné de l’immanence divine qui lui est propre, le contrôle sur des événements chaotiques ressemblant trop à ce qui est déjà arrivé en Occident. Ainsi ce même Occident pourra-t-il encore une fois retourner à la lumière de l’Orient.
Le Shaykh Ahmad al-’Alâwî répondait à son médecin français qui affirmait que toutes les croyances sont équivalentes :
Toutes se valent si l’on ne considère que l’apaisement, mais il y a des degrés ; certains s’apaisent avec peu de choses, d’autres sont satisfaits avec la religion, quelques-uns réclament davantage. Il leur faut, non seulement l’apaisement, mais la Grande Paix, celle qui donne la plénitude de l’esprit ; pour ceux-là, les religions ne sont qu’un point de départ. Au-dessus de la religion il y a la doctrine, les moyens d’arriver jusqu’à Dieu, mais pourquoi vous les dire puisque vous n’êtes pas disposé à les suivre ? Si vous veniez à moi comme disciple, je pourrais vous répondre. Mais à quoi bon satisfaire une vaine curiosité ? Savez-vous ce qui vous manque ? Il vous manque pour être des nôtres et percevoir la Vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.3
Ce fut René Guénon qui tenta de trouver un remède aux défaillances des Occidentaux modernes, en leur parlant de la seule façon qu’ils pouvaient encore comprendre. Il put ainsi réveiller chez quelques-uns d’entre eux la conception de la Réalité transcendante, l’intention de la réalisation spirituelle, l’intuition d’une connaissance possible, d’une gnosis, à travers l’adhésion à une Tradition déterminée et la découverte des valeurs spirituelles et des vertus humaines fondamentales.
René Guénon décrivit sa fonction dans l’Introduction à La Crise du Monde moderne :
Tout ce que nous pouvons nous proposer c’est donc de contribuer, jusqu’à un certain point, et autant que nous le permettront les moyens dont nous disposons, à donner à ceux qui en sont capables la conscience de quelques-uns des résultats qui semblent bien établis dès maintenant, et à préparer ainsi, ne fût-ce que d’une manière très partielle et assez indirecte, les éléments qui devront servir par la suite au futur « Jugement », à partir duquel s’ouvrira une nouvelle période de l’histoire de l’humanité terrestre.
Guénon reconnaît dans notre époque les signes de cette fin cyclique prédite par tous les textes sacrés, et appelle de ses vœux, pour l’Occident, la formation d’une tarîqa comme celle du Shaykh Ahmad al-’Alâwî. Cette confrérie doit avoir aujourd’hui un caractère autonome, sélectif et secret, le même qui permettait aux organisations initiatiques chrétiennes d’agir aux temps de l’Inquisition, afin que restent vivantes au moins quelques semences, lors de la fin, qui ne sera, suivant les paroles du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, rien d’autre que la fin d’un monde.
Après avoir balayé le terrain de toutes les mauvaises herbes des occultismes et des spiritualismes endémiques au début du siècle, Guénon essaya de combattre aussi les préjugés et les fausses idoles constitués par les théories modernistes, évolutionnistes et progressistes qui, encore aujourd’hui, empêchent la plupart des hommes de retrouver la foi, avec l’acceptation de la Réalité spirituelle contenue dans toutes les Révélations depuis l’origine de l’homme. Le but de son œuvre fut de faire recouvrer à de nombreux lecteurs le chemin de leur propre Tradition d’origine, et d’amener certains d’entre eux à l’adhésion à cette dernière Tradition, l’islam, qui a conclu le cycle des Révélations et qui, en ces temps ultimes, pourra encore offrir la possibilité d’un rattachement initiatique.
De telles conceptions lui vaudront d’être accusé d’apostasie, de syncrétisme, et d’ésotérisme, compris de façon occulte et magique, jusqu’au moment où, après avoir essayé de le dénigrer et après avoir opté pour une conjuration du silence, ses ennemis, n’ayant pu le vaincre, ont décidé, en une dernière tentative, de l’intégrer dans leurs rangs.
Ces forces, que René Guénon appelait la contre-tradition, sont d’autant plus actives maintenant que presque plus personne ne croit en Dieu, et encore moins au diable. Ainsi ce dernier est-il libre d’opérer non seulement en dehors des structures des différentes formes religieuses, mais aussi en leur sein, en essayant de fausser la conception de leur équivalence pour bâtir d’aberrants mélanges syncrétistes, non seulement doctrinaux mais aussi rituels, conduits par de faux maîtres.
Le Shaykh Ahmad al-’Alawî lui-même ne fut pas exempt d’attaques et de critiques, à cause de son universalisme et de sa capacité à vérifier la sacralité d’autres formes religieuses sans pour autant s’éloigner de l’orthodoxie de la Loi islamique, malgré les remarques qui lui furent adressées à cet égard par les habituels docteurs de la loi. Ainsi, quand on lui reprocha un jour que son tasbîh, son chapelet, rappelait la forme d’une croix, le Shaykh se leva en ouvrant les bras à la hauteur des épaules et demanda : « Et nous ? A quelle forme ressemblons-nous ? »