Les saints musulmans au Moyen-Âge
Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni
22-08-1996
Évoquer la mémoire des saints musulmans du Moyen-Âge ne va pas sans susciter deux remarques de détail, ni soulever une question fondamentale. D’abord, dans la mesure où il n’existe pas, en son sein, d’institution comparable aux Églises chrétiennes, l’islam ne connaît pas l’équivalent du processus de canonisation qui vient officialiser le jugement positif d’une communauté sur la vie spirituelle d’un de ses membres. Ensuite, le découpage de l’histoire occidentale en trois grandes périodes, Antiquité, Moyen-Âge et époque moderne, perd sa pertinence quand on veut l’appliquer à d’autres civilisations. Quand le Moyen-Âge de l’Islam aurait-il commencé ou se serait-il achevé ? Alors même qu’il est possible de dessiner de grandes périodes dans l’histoire de la civilisation islamique, il faut reconnaître que bien des caractères traditionnels propres au Moyen-Âge chrétien, en particulier l’organisation complète de la vie intellectuelle et sociale autour de la vie spirituelle et la prééminence d’une épistémologie de nature métaphysique et symbolique, ont existé en Islam au-delà de la fin du Moyen-Âge en Occident, et persistent encore, à certains égards, dans le monde islamique d’aujourd’hui. Enfin, la troisième question est plus fondamentale encore : Existe-t-il dans l’islam une définition de la sainteté qui lui soit propre et diffère radicalement de celle du christianisme ou du judaïsme, pour ne parler que des religions issues d’Abraham ? Nous préférons attester que, comme juifs, chrétiens et musulmans adorent le même Dieu, le Dieu unique, ils ont tous également vocation à acquérir la sainteté, et ils y parviennent à des degrés divers, selon la seule grâce accordée par Dieu à ses élus.
Toute la doctrine de la Tradition islamique trouve ses racines vivantes dans le texte révélé au Prophète Muhammad, parole de Dieu devenue Qur’ân, « Proclamation généreuse ». Allâh, nom que la langue arabe donne au Dieu de tous les hommes, y mentionne le visible et l’invisible, la création de l’homme « dans la plus belle des constitutions »,1 sa chute, son repentir et son devenir dans l’au-delà. Allâh y parle aussi de Lui-même et s’attribue d’autres noms particuliers, appelés « les plus beaux noms », par lesquels Il choisit de Se révéler. Ainsi Dieu seul est-il al-Quddûs, le Saint, dont les anges ne cessent de proclamer la louange et la sainteté.2 Si un mot dérivé de cette racine, qiddîs, est utilisé par les chrétiens de langue arabe pour désigner les hommes parvenus à la sainteté, la Tradition islamique, depuis le texte coranique lui-même, fait usage d’un autre terme, qui est aussi un attribut de Dieu : al-Walî, épithète qui évoque les notions d’amitié, de proximité et de protection. Selon le Coran, « Dieu est l’Ami de ceux qui croient. Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière. »3 Il est Ami « dans ce monde-ci et dans l’autre ».4 S’Il révèle aux fidèles : « vos amis sont seulement Dieu, Son Envoyé et ceux qui croient »5
Dieu Lui-même, qui est pourtant l’« Indépendant des mondes » a Ses amis (al-awliyâ’, pl. de walî) qui ont assumé cet attribut de proximité divine et en ont été sanctifiés.
Non, vraiment, les amis de Dieu n’éprouveront pas de crainte et ils ne seront pas attristés.6
Le terme al-walî est à la fois un actif et un passif ; comme nom divin, il est le Protecteur et, comme nom humain, le protégé. L’homme qui devient walî Allâh est proche de Dieu comme il est proche des hommes. Dieu lui-même n’est-Il pas proche des hommes, « plus près de vous que la veine de votre cou ».7 Le saint est le plus beau des signes proposés par Dieu aux hommes pour leur édification intérieure. « Quand de telles personnes sont vues, c’est de Dieu qu’on se souvient »8 rappelle le Coran. Certains vont même jusqu’à affirmer paradoxalement qu’il vaut mieux voir un saint que voir Dieu, car nous ne voyons Dieu que selon notre capacité de connaissance, alors qu’en voyant un saint, nous voyons Dieu selon la capacité de connaissance que Dieu lui a accordée. C’est pourquoi chacun se sent meilleur quand il se trouve en une telle compagnie.
Dieu révèle, dans le Coran, le sens de la vie humaine : « J’ai seulement créé les jinns et les hommes pour qu’Ils m’adorent. »9 Certes, Dieu n’a pas besoin de notre adoration. Mais nous en avons le plus urgent besoin, car nous n’avons de consistance ontologique qu’en raison de notre rapport à Dieu, celui du serviteur (‘abd) envers son Seigneur (rabb). Le service d’adoration (‘ubûdiyyah) accompli par les rites (‘ibâdât, mot de même racine) est connaissance, selon tous les commentateurs, depuis le plus célèbre d’entre eux, ‘Abd Allâh Ibn ‘Abbâs. Il faut en effet connaître Dieu pour L’adorer, comme il faut L’adorer pour Le connaître. Le chemin de connaissance et d’adoration a pour terme la certitude : « Adore ton Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude »10 enjoint le Coran. L’ami de Dieu est justement celui qui est parvenu à ce terme. Certes, l’effort humain est important, la pratique des rites, la lecture des textes sacrés, le combat contre les passions, la patiente recherche du savoir, la méditation, la miséricorde envers toute la création. Mais l’action humaine demeure sans résultat si elle n’est pas couronnée par la grâce (fadl), car la sainteté est sans commune mesure avec la vie d’homme déchu que nous menons. « Nous élevons le rang de qui Nous voulons »,11 dit Dieu dans le Coran.
L’existence du saint vient susciter la question provocante des rôles respectifs de l’effort humain (jahd) et de la grâce divine (fadl) dans le cheminement spirituel. Dans ce contexte, on se rappellera combien le statut des actes humains apparemment libres accomplis sous le regard du Dieu Omniscient et Omnipotent (al-‘Alîm al-Qadîr) pose problème, en islam comme dans d’autres religions. La science du droit (‘ilm al-fiqh), discipline religieuse fondamentale, s’intéresse au statut légal des actes humains selon la Loi révélée (ash-sharî’ah), mais est incapable de se prononcer sur leur valeur spirituelle. Seule compte pour elle la validité formelle de l’exécution. Quant aux « écoles » de théologie (kalâm), elles ont proposé des solutions divergentes à ce problème délicat.12 Mais on aurait tort de limiter aux silences du Droit et aux réflexions hésitantes de la théologie la doctrine islamique sur la coexistence de l’acte humain libre — ou apparemment libre — avec la toute-puissance divine. Dans le contexte de la sainteté en islam, il est impossible de parler d’effort spirituel et de grâce sans évoquer la réalité centrale de l’intellectualité islamique, après le droit qui en est le socle et la théologie qui en est la muraille défensive : le soufisme (at-taçawwuf), « mystique musulmane » dont la doctrine surmonte les apories du problème théologique des actes. Le mystère de la voie spirituelle du soufisme, de la réponse à l’appel de Dieu, est celui d’une préparation active au don de sainteté, qui pourtant n’appartient qu’à Dieu. Le paradoxe est insoluble si l’on se cantonne au monde d’ici-bas, tressé des catégories mutuellement exclusives du « oui » et du « non ». Mais il en est de la vie comme de l’oraison canonique (çalah) : Dieu n’affirme-Il pas qu’Il l’a partagée entre Lui et Son serviteur, si bien que c’est Dieu aussi qui y prie alors même que c’est le serviteur seul qui en retire un avantage ? Pour le soufisme, le chemin vers la sainteté est la mystérieuse collaboration entre l’effort humain et le don divin. Dieu dit de Son serviteur :
S’il s’approche de Moi d’un empan, Je M’approcherai de lui d’une coudée ; s’il s’approche de Moi d’une coudée, Je M’approcherai de lui d’une aune ; s’il vient vers Moi en marchant, J’irai vers lui en courant.13
C’est d’abord Dieu qui donne la connaissance, et cette connaissance illumine l’intelligence, purifie le cœur, sauve l’âme. « Crains Dieu, conseille le Coran, Il t’enseignera. »14
Le travail de l’Esprit, c’est-à-dire du souffle (ar-rûh) que Dieu jeta dans l’argile (at-tîn) lors de la création de l’homme, vivifie l’âme comme l’intention droite (an-niyyah) donne, selon la tradition prophétique bien connue, leur existence véritable aux actions, d’abord aux pratiques rituelles, puis à tous les actes de la vie quotidienne qui peuvent alors assumer leur valeur restaurée de service de Dieu. L’action de l’Esprit est intimement liée à l’enseignement divin. Dieu ordonne de dire à son Prophète : « l’Esprit procède de l’ordre de mon Seigneur, et il ne vous a été donné que peu de savoir. »15 C’est pourquoi il convient de s’ouvrir à l’Esprit en répétant, à l’exemple même du Prophète : « Ô mon Seigneur, augmente mon savoir ! »16 Ces savants-là sont vraiment, selon la tradition prophétique, « les héritiers des prophètes ».17 Certes, qui osera prétendre que Dieu peut être connu ? Mais, selon la formule du premier Calife, Abû Bakr, « l’incapacité à atteindre la connaissance est elle-même une connaissance ». L’augmentation de la connaissance de Dieu est d’abord accroissement de la perplexité à Son sujet. Les saints ne cessent d’être étonnés par Dieu, comme des enfants devant le jaillissement d’une source aux flots toujours renouvelés. Et, parce qu’ils sont étonnés par Dieu, ils étonnent les hommes.
Le modèle éminent de sainteté est, pour les musulmans, le Prophète Muhammad. « En vérité, dit le Coran, vous avez dans l’Envoyé de Dieu un modèle excellent (uswatan hasanatan). »18 L’Envoyé de Dieu n’est qu’un homme, mais un homme impeccable, qui, après avoir parfaitement recouvré la nature spirituelle selon laquelle Adam fut créé par Dieu (al-fitrah), est entré dans la dimension ontologique suprême de la servitude spirituelle (al-‘ubûdah). Il a pu se vider de lui-même et accueillir, dans le silence de la Nuit du destin (laylat al-qadr), vingt-septième nuit du mois de Ramadân, la descente totale de la Parole divine qui est modèle de la création première et promesse de la création à venir, celle du jour de la résurrection. Le Prophète illettré (an-nabî al-ummî), porteur de la parole de Dieu devenue Livre (kitâb), est le miracle fondateur de l’islam (mu‘jizah). Quand on interrogea ‘A’ishah, l’épouse du Prophète, à propos du caractère de celui-ci, elle répondit simplement :
Son caractère était comme le Coran.19
Pénétré par la prière, par le souvenir de Dieu, le saint est, à l’image du Prophète, un Coran vivant. Certains saints le deviennent non seulement de façon symbolique, mais aussi dans leur apparence extérieure, dans la mesure où ils ne parlent plus qu’en citant des versets du texte sacré.
Chaque Prophète eut un rapport de proximité particulier avec Dieu. Abraham fut Khalîl Allâh, « Ami intime de Dieu », Moïse, Kalîm Allâh, « Son Interlocuteur », Jésus, Rûh Allâh, « Son Esprit ». Le Prophète Muhammad, qui fut « Aimé de Dieu » (Habîb Allâh), est le lieu de passage entre l’amour de Dieu pour les hommes et l’amour des hommes pour Dieu. Il répond ainsi à l’ordre coranique : « Dis : “Si vous aimez Dieu, suivez-moi. alors Dieu vous aimera”. »20 L’accomplissement des actes d’adoration permet d’entrer dans l’amour de Dieu. Cet amour n’est pas une métaphore : il provoque une transformation de l’âme telle que Dieu agit, alors même que Son serviteur aimé agit, sans confusion ni inhabitation. Selon la tradition sainte :
Mon serviteur ne s’approche de moi par rien que J’aime davantage que les actes par Moi rendus obligatoires. Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par les actes surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la langue par laquelle il parle, la main par laquelle il saisit fermement et le pied par lequel il marche.21
Le serviteur s’est éteint en Dieu et c’est Dieu qui en assume la permanence à sa place. Le saint n’est plus seulement un serviteur. Il est devenu al-walî, l’ami proche et protégé, sous l’ombre lumineuse de Allâh al-Walî, l’Ami Protecteur. Adoration, connaissance, amour sont les termes indissociables d’un tryptique spirituel. Si « Dieu englobe toute chose par sa science »,22 et s’Il révèle que Sa miséricorde « englobe toute chose »,23 l’adoration permet au croyant le paradoxe d’abriter la présence divine, selon la tradition maintes fois répétées par les mystiques où Dieu rapporte :
Ni Mon ciel, ni Ma terre ne peuvent Me contenir, mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient.24
« Nul ne verra Son seigneur avant de mourir »,25 avertit la tradition prophétique. C’est pourquoi « toute âme goûtera la mort »,26 passage indispensable vers d’autres chemins de connaissance. « N’est-ce pas à Dieu que toute chose retourne ? »27 Pour la plupart des hommes, la religion est simplement préparation à cet événement terrible et mystérieux, la mort à ce monde et l’entrée dans le sommeil du tombeau, encore appelé l’isthme (al-barzakh), où les âmes contemplent les réalités de l’autre monde, en attente de la résurrection (qiyâmah) qui leur en ouvrira la porte. Cependant, le saint est celui qui a réussi à anticiper la mort pour être déjà présent à ce nouvel ordre de réalité. Il a suivi le conseil prophétique :
Mourez avant de mourir, et demandez-vous des comptes avant que l’on ne vous en demande.28
Cette mort volontaire (al-mawt al-irâdî) est celle de « l’âme qui incite au mal (an-nafs al-ammârah bi-s-sû’) », terme coranique. En prenant conscience de ses manques et en se demandant des comptes à lui-même par un examen de conscience constant (al-muhâsabah) qui est l’exact pendant de la veille du cœur dans le souvenir de Dieu (al-murâqabah), il devient « âme se blâmant elle-même (an-nafs al-lawwâmah) », puis « âme apaisée (an-nafs al-mutma’innah) », celle à qui Dieu s’adresse dans le Coran : « Ô toi âme apaisée, retourne vers ton Seigneur agréante et agréée. Entre parmi Mes serviteurs. Entre dans Mon paradis. »29 Dans la mesure où, selon la tradition prophétique, « celui qui est mort a déjà commencé sa résurrection »30, le saint est celui qui, installé dès cette vie dans l’autre vie, est pleinement satisfait de Dieu, et dont Dieu est pleinement satisfait.
L’origine du soufisme remonte, d’après les soufis eux-mêmes, aux compagnons du Prophète, notamment aux « gens de la banquette » (ahl aç-çuffah), les plus pauvres qui habitant près des appartements du Prophète dans la première mosquée de Médine, ont reçu de lui un enseignement particulier, destiné à une minorité. Pourquoi devrait-on penser, en effet, que tous ont la même soif de Dieu, alors que Dieu sait étancher toutes les soifs ? L’un de ces compagnons, ‘Abd Allâh Ibn ‘Abbâs, mentionné plus haut, ne s’écria-t-il pas, plus tard, devant une foule nombreuse sur le mont ‘Arafât, à propos du verset 65 : 12 :
Ô hommes ! Si je commentais devant vous ce verset tel que je l’ai entendu commenter par le Prophète lui-même, vous me lapideriez.31
Selon la tradition,
il n’y a pas de verset du Coran qui n’ait un sens extérieur (zahr), un sens intérieur (batn), une limite (hadd) et une place d’ascension (muttala‘).32
Le sens extérieur est le sens obvie auquel s’arrêtent les littéralistes ; le sens intérieur est ce que Dieu veut signifier ; la limite est la conséquence qui peut en être tirée pour la Loi (ash-sharî‘ah) ; enfin, le lieu d’ascension est le pouvoir anagogique du verset, sa capacité à conduire « vers le haut » celui qui accepte de se laisser ainsi mener par la parole de Dieu. On retrouve ici la division quaternaire du sens des écritures encore rappelée par Dante dans son Convivio. Toute connaissance en islam est commentaire du Coran selon ces quatre axes.
L’enseignement intérieur délivré par le Prophète, puis transmis de maître à disciple, constitue la doctrine du soufisme. Les soufis continuent d’avoir un rapport privilégié avec le Prophète, car ils adhèrent fermement à cette injonction coranique : « Dieu et Ses anges prient sur le Prophète. Ô vous les croyants, priez et appelez fréquemment la paix sur lui. »33 Or le Prophète a promis d’être présent lors de cette prière : « Chaque fois que quelqu’un m’adresse le salut, Dieu me redonne mon esprit pour que je lui rende [son salut]. »34 Les soufis croient en cette promesse, parce qu’ils savent que le Prophète n’est pas seulement homme de chair, fût-ce le meilleur d’entre eux, limité à un bref parcours temporel entre sa naissance et sa mort. Il est la dernière manifestation de la lumière prophétique (an-nûr an-nabawî) qui brille sur le monde depuis le début de la création et ne cesse d’illuminer les cœurs des serviteurs fidèles de Dieu.
À l’enseignement exotérique des sources de la religion, Coran et Tradition prophétique, et des sciences traditionnelles qui s’y rapportent, vient s’ajouter l’enseignement ésotérique du soufisme, dont le but est le dévoilement des réalités cachées (kashf al-haqâ’iq) que Dieu veut bien accorder dans Sa grâce. Ce dévoilement permet la réalisation effective de la connaissance qui transforme l’âme et la fait participer à la lumière prophétique. En effet, le Prophète annonça à ses compagnons la clôture de la prophétie, ce qui eut pour effet de les attrister :
Mais il vous reste les annonciatrices de bonnes nouvelles (al-mubashshirât), dit-il. Ce sont les visions nocturnes des musulmans (ar-ru’yâ’). Elles constituent l’une des parties de la prophétie.35
Nombre d’entre les saints ont vu le Prophète et ont reçu de lui conseils et prières, qui en firent ainsi d’authentiques rapporteurs de traditions prophétiques, malgré le fossé béant des siècles qui les séparaient de l’époque de sa mort physique.
Le rite d’initiation au soufisme, qui marque l’entrée dans cette dimension plus profonde de la religion islamique, est marqué par un pacte (mubâya‘ah) scellé entre le disciple et son maître. De disciple en maître, ce pacte finit par remonter au Prophète lui même, à l’exemple du pacte mentionné dans le Coran :
Dieu agréa les croyants lorsqu’ils firent avec toi [Muhammad] le pacte, sous l’arbre. Il a su ce qui est en leurs cœurs. Il a fait descendre sur eux Sa présence de paix (sakînah) et leur a accordé une proche victoire.36
Avec la direction du maître, il ne s’agit pas uniquement d’accepter l’expérience d’un homme plus avancé sur la voie. Lors du pacte, l’influence spirituelle (barakah) communiquée au disciple va lui permettre de faire fructifier l’enseignement reçu, non seulement dans ses aspects théoriques, mais surtout en vue de sa « vérification effective » (tahqîq), dans la perspective d’une véritable transformation de l’âme. Selon le conseil du Prophète
Dans les jours de votre temps, votre Seigneur à des souffles de miséricorde. Exposez-vous à ces souffles afin d’être touchés par eux et de ne plus être malheureux.37
Dieu répond à l’appel de celui qui Le prie et Lui demande un chemin : la main tendue du maître lors de l’initiation symbolise la main même du Prophète guidée par celle de Dieu.
Parmi les rites propres au soufisme, qui servent de support à la concentration sur Dieu, il faut citer la mention rythmique et répétée des noms divins. Le Coran abonde en incitation au souvenir de Dieu :
La prière éloigne des turpitudes et des choses blâmables, mais le souvenir de Dieu est plus grand.38
Le Prophète conseillait à un bédouin qui se plaignait de ne pouvoir accomplir les commandements de la loi religieuse qu’avec difficulté : « Ne cesse pas de rafraîchir ta langue au souvenir de Dieu. »39 Les soufis prennent cette injonction dans toute sa force et l’accomplissent avec une méthode précise. La mention du nom de Dieu polit les cœurs, nettoie l’âme des pensées errantes (khawâtir) dont le cours ne peut s’arrêter sans une influence spirituelle qui vienne d’au-dessus d’elle, amène parfois à expérimenter un « goût » spirituel (dhawq) qui plonge l’invocateur dans la plus pressante nostalgie du retour final vers Dieu (ar-ruj‘â). « N’est-ce pas au souvenir de Dieu (dhikr Allâh) que les cœurs s’apaisent ? »40 Les maîtres incitent l’invocateur à passer du souvenir de la langue au souvenir du cœur, qui est concentration sur l’Invoqué seul, puis au « souvenir du secret (dhikr as-sirr) » qui est présence totale de l’être à Dieu et extinction en Lui. La conscience de l’invocateur disparaît alors et c’est Dieu seul qui S’invoque Lui-même, tout en mentionnant Son serviteur dans la permanence de Sa miséricorde, selon la promesse coranique : « Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous. »41 La pratique de l’invocation a été souvent critiquée par certains docteurs de la Loi exotérique, en raison d’une compréhension tronquée de la tradition prophétique blâmant l’innovation :
Toute nouveauté est une innovation (bid‘ah), toute innovation est égarement, et l’égarement conduit en Enfer.42
Pourtant, le Prophète dit aussi :
si quelqu’un établit en Islam une bonne coutume (sunnah hasanah) qui est mise en pratique, on écrira pour lui la récompense de ceux qui l’ont mise en pratique sans que rien ne soit diminué de leur récompense ; et si quelqu’un établit en Islam une mauvaise coutume qui est mise en pratique, on écrira contre lui la charge de ceux qui l’ont mise en pratique, sans que rien ne soit diminué de leur charge.43
On sait que la valeur d’un arbre se reconnaît à ses fruits : l’histoire de l’islam montre que l’enseignement et les méthodes du soufisme ont su faire fructifier bien des âmes. En conséquence, nombreux sont ceux qui considèrent que le soufisme représente le cœur de la religion islamique, sa partie vivante toujours tendue vers l’adoration de Dieu dans l’intention la plus sincère et le respect le plus scrupuleux de ses prescriptions obligatoires et surérogatoires,
On distingue traditionnellement plusieurs périodes dans l’histoire du soufisme à l’époque classique qui nous intéresse ici. Qu’il nous soit permis d’en retracer brièvement les grandes lignes, afin de mettre l’accent sur certains de ses caractères. S’il naquit avec l’islam lui même, le soufisme connut une première période qui recouvre en fait l’apogée de la civilisation islamique, sous le Califat Umayyade et le Califat Abbâsside, jusqu’au début du Xe siècle. Cette période est caractérisée par des saints remarquables comme Hasan al-Baçrî (m. 728), Ja‘far aç-Çâdiq (m. 765) descendant du Prophète considéré par les chiites comme le VIe Imam impeccable, Dhû-n-Nûn al-Miçrî (m. 860), ou la sainte Râbi‘a al-‘Adawiyyah (m. 801), qui se promena un jour dans les rues avec un seau d’eau pour éteindre le feu infernal et un flambeau pour brûler les jardins paradisiaques, afin que Dieu puisse être aimé pour Lui-même. Il faut imaginer les saints habitant les villes, présents au sein même des marchés, dans les coins des mosquées, riches ou pauvres également détachés des biens terrestres, mystérieux témoins de la présence agissante de Dieu dans les cœurs, dénonciateurs des injustices selon le conseil prophétique :
la meilleure guerre sainte est une parole de justice et de vérité prononcée chez un tyran.44
Car le saint, en Islam, ne vit pas retiré du monde. Comme son nom al-walî l’indique, il est présent au sein de la société qu’il vivifie par la bénédiction divine. « Ce sont des hommes que ni le négoce ni le troc ne distraient du souvenir de Dieu. »45 Cette période s’achève à Baghdâd avec deux figures illustrant deux types d’approche mystique, la « sobriété (çahw) » et l’« ébriété (sukr) ». La première est celle de Junayd (m. 910), qui resta toute sa vie à prier sous un escalier, dans le repect scrupuleux des prescriptions de la Loi religieuse. Il répétait :
La connaissance des nôtres est délimitée par le Coran et la Tradition prophétique.
L’autre figure est celle de Mançûr al-Hallâj, attiré par Dieu et condamné à mort en 922 pour ses proclamations extatiques qui firent scandale. Alors que Junayd maîtrisait ses états spirituels, al-Hallâj était emporté par les siens. Le supplice de Hallâj marque une rupture importante. Certaines autorités religieuses préoccupées du respect littéral des textes, et refusant que le mystère puisse venir mêler ses eaux vivantes au cours tranquille d’une vie religieuse canalisée par la seule Loi extérieure, se mirent à rejeter le soufisme.
La deuxième période couvre environ deux siècles : elle est celle des grands manuels systématiques de soufisme, largement inspirés de l’exemple de Junayd et des premiers saints de l’islam, où de nombreux maîtres vont s’efforcer de montrer la conformité du soufisme au texte coranique et à l’enseignement prophétique. C’est à cette époque que commence à être rassemblé le riche vocabulaire de la voie initiatique, l’exégèse spirituelle du Coran, la poésie mystique, la mémoire des grands saints. Ces manuels trouvent leur apogée dans l’œuvre considérable de Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111). Grand figure de son temps, al-Ghazâlî avait maîtrisé les sciences religieuses et philosophiques quand il fut saisi par le doute, peut-être pour avoir voulu réfuter rationnellement l’approche rationnelle des philosophes. Il se résigna alors à quitter sa charge d’enseignement pour se mêler aux groupes de soufis et retrouva une foi transformée par l’expérience effective de Dieu. C’est alors qu’il put rédiger sa Revivification des Sciences de la Religion, qui couvre toutes les connaissances religieuses, depuis le droit jusqu’à la mystique.
Déjà, la grande époque classique de la civilisation islamique touche à sa fin. À l’Ouest, les premiers coups de la Reconquista se font sentir en Espagne ; à l’Est, les hordes mongoles se rapprochent. Le XIIIe siècle va être celui d’une « adaptation » du soufisme à ces nouveaux dangers. L’enseignement du soufisme, dans tous ses aspects de méthode et de doctrine, fut recueilli par un maître étonnant, Muhyî-d-Dîn ibn ‘Arabî (m. 1265), surnommé « le plus grand des maîtres », dans une œuvre immense qui alimentera tous les courants de l’ésotérisme islamique jusqu’à nos jours. Ibn ‘Arabî y exposa la doctrine de la sainteté.46 Il décrivit la hiérarchie initiatique des saints, des prophètes transmetteurs de la parole divine, et des envoyés porteurs d’une Loi révélée, comme Moïse, Jésus et Muhammad. Les saints, placés par Dieu sur des voies convergentes, manifestent les grâces de Dieu (karâmât) selon des types particuliers qui reproduisent la succession des prophètes : il existe des saints « selon la sainteté » d’Abraham, de Moïse, de Jésus ou de Muhammad, qui en synthétise tous les aspects. La typologie de la sainteté s’enrichit de nombreuses expériences : celles, par exemple, des uwaysiyyah, qui ont pour maître un saint disparu, ou des malâmâtiyyah, qui dissimulent leur état spirituel élevé sous la médiocrité apparente de leur comportement, car seule compte pour eux la satisfaction de Dieu, non la louange des hommes. Enfin, quatre saints particuliers soutiennent le monde : les quatre colonnes (watad, pl. awtâd) qui représentent les quatre prophètes encore vivants auprès de Dieu, parce qu’ils ont été miraculeusement préservés de la mort physique : Hénoch (Idrîs), Élie (Ilyâs), Jésus (‘Isâ) et al-Khadir, le mystérieux compagnon de Moïse mentionné dans la sourate de la Caverne.
Par ailleurs, le soufisme, pour se maintenir, dut se réfugier dans des organisations plus structurées, les confréries ou voies initiatiques (tarîqah, pl. turuq), qui dérivent d’un shaykh fondateur, avec une hiérarchie visible. Les confréries se manifestent comme un arbre dont les racines plongent en Dieu, le tronc est constitué par le Prophète, et la ramure ne cesse de se développer au fur et à mesure que les saints fondateurs se succèdent et apportent, avec un renouvellement des bénédictions, une voie initiatique rénovée. En 1258, Baghdâd fut détruit par les Mongols qui se convertirent par la suite à l’Islam. Le soufisme fut protégé et prospéra au cours des périodes qui suivirent, résistant aux tumultes politiques liés à la succession des dynasties, malgré l’effondrement de l’unité temporelle et spirituelle de l’islam et la disparition progressive du Califat.
Le XIXe siècle apporta la preuve de la suprématie matérielle et économique de l’Occident. Certains saints combattirent les armées coloniales, à l’exemple de ‘Abd-al-Qâdir en Algérie (m. 1883). Mais ils comprirent vite que la force des armes ne serait d’aucun secours contre la technologie moderne, et que le véritable combat était d’ordre spirituel. Ce qui avait rendu possible la colonisation, c’était la vision du monde des colonisateurs : la croyance dans le progrès et la mission civilisatrice de l’Occident, la suprématie accordée à la pensée rationnelle et aux initiatives de l’individu, le rejet de toute intervention divine. Le saint n’a pas sa place dans cette vision-là. Pour le soufi, une telle attitude est suicidaire : les saints ne sont-ils pas la raison d’être du monde ?
La décolonisation s’est produite et le monde musulman est désormais rentré de plain-pied dans la « modernité », bon gré mal gré, avec plus ou moins de succès. Beaucoup d’intellectuels musulmans contemporains, devant les problèmes auxquels doivent faire face les sociétés musulmanes, ont déplacé leur attention de l’autre monde vers ce monde-ci, adoptant souvent les attitudes de pensée idéologiques qu’ils critiquaient chez les colonisateurs ou ex-colonisateurs. Dans la christianisme comme dans l’islam confrontés à la solidification du matérialisme, puis à la dissolution dans la nébulosité psychique des sectes et des « nouvelles façons de croire », la question que Dieu nous pose reste toujours la même. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, une mer nous sépare, que nous avons souvent traversée pour nous combattre, de guerre sainte en croisade. Il est temps de reprendre enfin conscience de cette vérité éternelle : une autre mer nous réunit, à laquelle nous devrions tous aspirer : celle de la sainteté. Et, selon le Coran :
Les deux mers ne sont pas identiques : l’eau de celle-ci est potable, douce, agréable à boire, celle-là est salée, amère.47
Récupérer pleinement cette aspiration totale à Dieu est peut-être la dernière chance qui nous est laissée de ne pas être emportés par l’effondrement de nos constructions prométhéennes. Qui croit à la sainteté croit encore vraiment à la destinée de l’homme.
- Coran 95 : 4.↩
- Coran 2 : 30. La racine QDS est employée à plusieurs reprises dans le Coran. Certains lieux particuliers peuvent être sanctifiés (muqaddas) : la Vallée sainte de Tuwâ où Moïse reçoit sa mission (Coran 20 : 12, 79 : 16), la Terre sainte où il ramène les enfants d’Israël (Coran 5 : 21). Jésus est assisté de l’Esprit de sainteté (rûh al-quddus ; Coran 2 : 87, 2 : 256, 5 : 110). Enfin, la tradition islamique appelle Jérusalem « la Sainte (al-Quds) ».↩
- Coran 2 : 257.↩
- Coran 12 : 101.↩
- Coran 5 : 55.↩
- Coran 10 : 62.↩
- Coran 50 : 16. ↩
- Ibn Mâjah, zuhd 3.↩
- Coran 51 : 56.↩
- Coran 15 : 99.↩
- Coran 6 : 83.↩
- Les mu’tazilites renforcent la liberté humaine, Dieu récompensant alors selon la justice. Les hanbalites abandonnent toute idée de liberté humaine, Dieu récompensant alors qui Il veut. La troisième position, celle de l’école ash’arite, consiste à poser que Dieu crée les actes des hommes, mais que ceux-ci acceptent de les « acquérir (kasb) », justifiant ainsi la récompense ou la punition divines.↩
- Bukhârî et Muslim. HQ p. 27.↩
- Coran 2 : 282.↩
- Coran 17 : 85.↩
- Coran 20 : 114.↩
- Bukhârî, Ibn Mâjah.↩
- Coran 33 : 21.↩
- Muslim.↩
- Coran 3 : 32.↩
- Bukhârî, riqâq 38.↩
- Coran 2 : 255, 6 : 80.↩
- Coran 40 : 7.↩
- Ce hadîth souvent cité par les soufis ne se trouve pas dans les recueils canoniques.↩
- Muslim, fitan 14, Tirmidhî, fitan 56.↩
- Coran 3 : 185.↩
- Coran 42 : 53.↩
- Tirmîdhî, qiyâmah 25.↩
- Coran 89 : 27-28.↩
- Cette tradition ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais elle est souvent citée par les soufis.↩
- Cité par Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 28.↩
- Cette tradition ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais elle est souvent citée par les soufis.↩
- Coran 33 : 56.↩
- Abû Dâwûd.↩
- Tirmîdhî.↩
- Coran 48 : 18.↩
- Sûyûtî, Al-Jâmi’ aç-Çaghîr II 505.↩
- Coran 29 : 45.↩
- Tirmîdhî.↩
- Coran 13 : 28.↩
- Coran 2 : 152.↩
- Abû Dâwûd et Tirmîdhî. Le texte mentionne : « Il vous incombe de suivre ma sunnah et celle des califes bien guidés qui suivent la bonne voie ; mordez-y à pleines dents ! Et prenez garde aux choses nouvelles, car toute nouveauté est une innovation (bid‘ah), toute innovation est égarement, et l’égarement conduit en Enfer. »↩
- Muslim, ‘ilm 15, zakât 69, Nasâ’î, zakât 64, etc.↩
- Abû Dâwûd, Tirmîdhî.↩
- Coran 24 : 37.↩
- On se reportera à l’ouvrage de Michel Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, Gallimard, 1986.↩
- Coran 35 : 12.↩