Le soufisme : voile et dévoilement
AbdAllah Yahya Darolles
15-07-2005
« Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux » C’est par cette dédicace qui est une formule coranique que l’Émir Abd el-Kader, comme tout musulman, commençait tout exposé, ou initiait tout acte. Celui qui est appelé l’Émir Abd el-Kader ne fut pas seulement un émir, c’est-à-dire un détenteur du pouvoir temporel, reconnu d’ailleurs à ce titre pour sa justice, sa clémence et sa noblesse, même par ses adversaires, comme l’a évoqué, dernièrement en ces lieux, dans une conférence précédente, Bruno Étienne, il fut aussi et surtout le Shaykh ‘Abd el-Kader, c’est-à-dire un maître de la voie spirituelle en islam, un shaykh du Taçawwuf, du soufisme, comme nous disons en Occident.
Et c’est donc de ce soufisme, de cette voie spirituelle, qui fut à la fois le noyau et la mesure de son existence que nous voudrions nous entretenir ce soir, ce qui pourra d’ailleurs apporter un éclairage sur la noblesse reconnue par tous, à l’exercice de sa fonction temporelle.
L’origine du soufisme remonte, d’après les soufis eux-mêmes, aux compagnons du Prophète Muhammad, notamment « aux gens de la banquette » (ahl aç-çuffa), les plus pauvres qui, habitant près des appartements de ce dernier, dans la première Mosquée de Médine, restaient avec lui après les rites communs, dans une proximité qui n’était pas que géographique et qui, ainsi, reçurent de lui un enseignement plus profond, à la mesure de la soif de connaissance qu’ils avaient.
Une deuxième signification, non contradictoire, fait dériver taçawwuf du mot çûf, « laine », pour signifier « se vêtir de laine », les premiers soufis ne portant, à ce qu’on rapporte, comme d’ailleurs le Shaykh Abd el-Kader, que des vêtements de laine pure, blanche, à l’image des Prophètes.
Selon un maître spirituel, ces sens extérieurs voilent d’ailleurs un sens plus profond : conformément au symbolisme des nombres, qui est une science traditionnelle en islam, le mot taçawwuf est l’équivalent numérique de al-hikma al-ilâhiyya qui signifie « la sagesse divine ». Ces significations multiples ne s’excluent d’ailleurs pas et la signification apparente n’exclue pas une signification plus cachée, plus intérieure.
Dans une définition synthétique, le soufisme apparaît donc comme la quête de la sagesse divine, par l’approfondissement de l’enseignement prophétique et l’acceptation d’une nécessaire purification. Le soufisme est ainsi l’aspect intérieur de l’islam. Il se distingue de l’islam extérieur sans toutefois s’en dissocier. L’on dit que l’un et l’autre aspect sont comme la face et le dos de la main. L’islam comprend une grande route commune à tous, ash-Sharî‘a et une vérité intérieure al-Haqîqa. La Sharî‘a comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement religieux et comme règle d’action, tandis que la Haqîqa est connaissance pure de la Réalité, al-Haqq, qui est l’un des Noms de Dieu. Mais il doit être bien entendu que c’est justement cette connaissance qui donne à la Sharî‘a même sa profondeur, son sens supérieur et sa raison d’être. La Haqîqa est donc le principe, comme le centre l’est de la circonférence. L’aspect intérieur de l’islam comprend aussi les moyens de parvenir à ce centre. L’ensemble de ces moyens conduisant de la circonférence à son centre est appelé tarîqa, voie, voie spirituelle, tarîqa, qui est d’ailleurs aussi l’appellation commune des confréries soufies, turuq. Le soufisme est donc indissociable de l’islam dont il est le cœur même et auquel il donne sa signification profonde. Il n’est rien d’autre, en fait, que la réalisation vécue, actualisée, des sens profonds, cachés de la parole coranique. Car les versets coraniques sont porteurs de sens multiples qui se dévoilent au cours du chemin spirituel. Le Coran synthétise en effet tous les aspects de la Réalité qu’il relie par des réseaux de correspondances secrètes, au-delà du déroulement déroutant du texte lui-même, et surtout de sa signification littérale ou apparente.
Le Coran, comme tout texte sacré, et selon la Tradition prophétique, a un sens extérieur (zahr) et un sens intérieur (batn). La même tradition précise que tout verset comporte un lieu d’ascension (matla‘), c’est-à-dire un pouvoir anagogique à conduire vers le haut, à l’élévation spirituelle vers la Réalité suprême. L’apparent voile le caché, mais parfois l’évidence du caché voile l’apparent, par un mystérieux jeu de miroir, et le Coran enseigne que Lui, Dieu, l’Unique, est aussi bien l’Apparent, Az-Zhâhir, que le Caché, Al-Bâtin. L’enseignement doctrinal de tout maître n’est rien d’autre que la transmission de ces sens cachés, qui leur ont été inspirés par la Source Unique, à ceux qui aspirent à la Connaissance métaphysique. C’est ainsi que l’ouvrage majeur du Shayhk Abd al-Kader, Kitâb al-Mawâqif, « le livre des Haltes », est le recueil des commentaires inspirés du Coran.
Alors que la voie commune des croyants vise à l’obtention d’un état béatifique après la mort, accessible en vertu d’une participation indirecte aux Vérités divines, par les œuvres prescrites, le soufisme a son but en lui-même en ce sens qu’il peut donner accès à la connaissance de l’éternel, dès ce monde, de l’Unique Réalité. Ce qui correspond à l’injonction prophétique de « mourir avant de mourir et de se juger avant d’être jugé », c’est-à-dire de vivre, à chaque instant, en confrontant, avec sincérité, ses intentions et ses actes à la Réalité.
Nous ne pourrions mieux évoquer ce qu’est la voie soufie qu’en faisant appel au récit du voyage des oiseaux racontés par le Shaykh Farid Uddin Attar. Ce conte initiatique, tiré de la spiritualité musulmane, évoque l’ineffable instant de paix et de silence de la rencontre avec Dieu. Le récit raconte comment les oiseaux de la terre, perplexes devant l’incohérence apparente du monde, se réunirent un jour, pour convenir d’un commun accord qu’ils avaient besoin d’un monarque. Sur les conseils éclairés de l’un d’entre eux, la huppe, symbolisant l’esprit ou le maître, ils partirent à la recherche de l’oiseau roi, le Sîmorg, symbole de Dieu dans la mystique persane, et dont il est dit qu’il a, devant Lui, plus de cent mille voiles de lumière et d’obscurité. Toute leur existence en fut bouleversée, et ils ne connurent plus ni paix ni tranquillité jusqu’à ce qu’ils l’eussent découvert. Trente d’entre eux seulement survécurent et purent rencontrer le Sîmorg au terme d’un voyage rempli de dangers. Or, en persan, « trente oiseaux » se dit précisément sîmorg, ce qui signifie qu’ils ne rencontrèrent personne d’autres qu’eux-mêmes. Ce qui restait encore de leur ancienne apparence fut consumée, et une paix profonde les envahit. Il leur fut alors dévoilé, dans un instant d’éternité, l’ultime révélation : le Seigneur qu’ils cherchaient était leur propre essence, enfouie au plus profond d’eux-mêmes, et pourtant tellement présente qu’ils ne la voyait pas. Face à leur Soi véritable, les oiseaux prirent conscience de la raison même de leur existence. Alors, le temps de cette dernière fut comme suspendu, pour que ne vive plus que l’éternel instant. Dans le plus profond secret de leur être, ils se connurent et se virent enfin « tels qu’ils étaient, là où ils étaient, avant qu’ils ne fussent », selon les mots du Shaykh Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî. C’est dans cet instant qui s’éternise que l’homme se souvient de la parole de Dieu lui rappelant qu’Il est « plus près de lui que la veine de son cou »,1 et qu’il ne pourrait Le chercher s’il ne L’avait déjà trouvé. Et c’est dans le silence de la paix divine que Dieu accorde à Sa créature Sa plus grande faveur, celle de Le reconnaître, celle de la Connaissance absolue. Cette paix tant convoitée appartient à ce qu’il y a de plus profond et de plus intime en l’homme, là où se trouve la source immortelle de sa vie véritable, ce que l’on nomme Esprit ou Vérité, et qui est unie à Dieu. Mais la dernière parole que le Sîmorg adresse aux oiseaux qui le contemplent est tout à fait éloquente : « Mais moi », leur dit-il, en les mettant en garde contre l’illusion qu’ils sont par eux-mêmes, « je vaux bien plus que trente oiseaux car je suis l’essence même du véritable Sîmorg ».
La voie spirituelle est souvent présentée comme un renoncement au monde, mais l’on devrait plutôt dire qu’il s’agit d’un renoncement aux images individuelles que l’on peut avoir du monde, aux limitations formelles au-delà desquelles, celui qui s’engage dans la voie spirituelle, va devoir passer dans une transformation. Non point que les formes multiples n’aient pas un degré de réalité et ne soient l’expression diverse de l’Unité originelle, mais ce n’est, selon la doctrine du soufisme, qu’en réalisant cette Unité que chaque forme en apparaîtra comme l’expression symbolique de la Réalité.
L’on exposera maintenant ce qui préside et participe à la voie spirituelle, qui consiste à effacer son moi individuel pour que soit dévoilée la Réalité Universelle. Nous prendrons appui pour cela sur l’un des commentaires du Coran, par le Shaykh Abd el-Kader lui-même. Le Shaykh Abd el-Kader, dans une de ses haltes, commentaires inspirés des versets du Coran, donne un aperçu synthétique de la voie spirituelle. Il fait tout d’abord référence au verset coranique : « Ô, vous qui croyez ! Craignez Dieu, et cherchez un moyen d’accès vers Lui, et luttez sur Sa voie, peut-être parviendrez-vous au succès ! (Cor. 5 : 35) »
Il y a dans ce verset une indication sur le parcours de la Voie qui conduit à la Connaissance. En premier lieu, Dieu ordonne aux croyants de pratiquer la crainte de Lui (at-taqwâ). Cela correspond à ce que, chez nous, on appelle la « station du repentir »(maqâm at-tawba), qui est la base de tout progrès sur la Voie et la clef qui permet de parvenir à la « station de la réalisation »(maqâm at-tahqîq). Celui à qui elle a été accordée, l’arrivée au but lui a été accordée, et celui à qui elle a été refusée, l’arrivée au but lui a été refusée. Ainsi que l’a dit l’un des maîtres : « Ceux qui ne parviennent pas au but (al-wuçûl), c’est parce qu’ils n’ont pas respecté ou mis en pratique les principes (al-uçûl).
Le Shaykh poursuit :
Dieu nous dit ensuite « et cherchez un moyen d’accès vers Lui » », c’est-à-dire : après avoir maîtrisé la « station du repentir » en vous conformant à toutes ces conditions, cherchez un moyen d’accès. Ce moyen, c’est le maître dont la filiation initiatique (nisba) est sans défaut, qui a une connaissance véritable de la Voie, des déficiences qui font obstacle et des maladies qui empêchent de parvenir à la Gnose, qui possède une science éprouvée de la thérapeutique, des dispositions tempéramentales et des remèdes qui conviennent. Il y a unanimité absolue des Gens d’Allah sur le fait que, dans la Voie de la Gnose, un « moyen d’accès » (waçîla), c’est-à-dire un maître, est indispensable. Les livres ne permettent nullement de s’en passer, du moins dès lors que se produisent les inspirations surnaturelles (al-wâridât), les éclairs des théophanies (bawâriq at-tajalliiyât) et les évènements spirituels (al-wâqi‘ât) et qu’il devient donc nécessaire d’expliquer au disciple ce qui, dans tout cela, doit être accepté ou rejeté, ce qui est sain et ce qui est vicié. En revanche, au tout début de la Voie, il peut se contenter des livres qui traitent du comportement pieux et du combat spirituel dans son sens le plus général.
Et le Shaykh conclue :
« Et luttez sur Sa Voie » : c’est là un ordre de se battre après avoir trouvé un maître. Il s’agit d’une guerre sainte (jihâd) spéciale, qui est menée sous le commandement du maître et selon les règles qu’il prescrit. On ne peut faire confiance au combat spirituel mené en l’absence d’un maître, sauf en des cas très exceptionnels, car il n’y a pas une guerre sainte unique, conduite d’une manière unique, les dispositions des êtres sont variées, leurs tempéraments très différents les uns des autres, et telle chose qui est profitable à l’un peut être nuisible à l’autre.2
Les hommes et les femmes, à l’image des oiseaux du conte, aspirent confusément à l’Unité. Ils sont déroutés et perplexes devant l’impression de multiplicité, de dualité et d’opposition du monde. En même temps, ils ont le goût et la nostalgie de cette Unité, en raison de leur nature primordiale. C’est cette soif, cette recherche de l’Unité originelle, principielle et éternelle qui détermine l’entrée dans la quête, dans la voie spirituelle, cette volonté de s’élever au-delà de la multiplicité des formes, de la dualité. C’est, à l’exemple des oiseaux, à la fois cette perplexité pour le monde et cette attraction pour la Paix unitive qui pousse l’homme ou la femme à s’engager dans cette quête, attraction qui n’est autre que l’Amour (Mahabba), a–mor, dans son sens étymologique, de rechercher ce qui ne change et ne meurt pas, ce qui n’est autre que la recherche de la Face de Dieu, dont le Coran dit qu’alors que tout est évanescent, seule la Face de Dieu ne passe pas.
L’ascèse vers Dieu est donc d’abord un goût (dhawq) qui conduit l’aspirant à la réalisation spirituelle, à un repentir (tawba) qu’il ne faut pas entendre dans un sens moral, mais plutôt, dans le sens, qu’il contient, de retour, de conversion, de convergence vers le Centre, en se dépouillant de ses conjectures mentales et de ses passions, de son attachement pour les formes.
La deuxième étape, de celui qui veut s’engager dans la voie spirituelle, est l’apprentissage de la doctrine du taçawwuf, c’est-à-dire l’acquisition, d’abord théorique, de l’enseignement prophétique actualisé par l’enseignement des maîtres (Shuyûkh). On dit que la doctrine métaphysique soufie est mystérieusement contenue tout entière dans le Tawhîd, l’affirmation de l’Unité divine, exprimée par la Shahâda, c’est-à-dire le témoignage qu’il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu, qu’il n’y a pas de vérité ou de réalité si ce n’est l’Unique Réalité. Les contemplatifs musulmans disent que la doctrine de l’Unité est unique, c’est-à-dire que, quels que soient ses développements, ceux-ci sont déjà contenus dans l’Unité essentielle. Pour la plupart des croyants, cette affirmation est l’axe évident et simple de la religion ; pour le contemplatif, elle est la porte s’ouvrant sur la Réalité essentielle, l’Unique, qui ne peut être connu, dévoilé, ni par les facultés corporelles, ni par celles mentales mais par celles spirituelles. Seule la faculté spirituelle, intellectuelle, présente en chaque homme et femme est de nature universelle et elle-même susceptible d’ouvrir à l’Esprit. C’est dans ce sens que le Shaykh Jalâl-ad-Dîn Rûmî disait « l’homme dépasse infiniment l’homme ». L’autre aspect, indissociable de cette doctrine de l’Unité, c’est la reconnaissance de l’Unité et de la pleine validité des révélations précédant la révélation coranique, et donc de l’ensemble des formes spirituelles authentiques ; ce qui d’ailleurs ne devraient pas être ignoré de ceux qui pratiquent, de façon plus extérieure, l’islam, même s’ils n’en tirent pas toutes les conséquences que peut en tirer le soufisme. En effet, le Coran enseigne : « Dis : “Nous croyons en Dieu, à ce qui est descendu sur nous, à ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac, et Jacob et sur les Tribus, à ce qui a été donné à Moïse, à Jésus et aux prophètes de la part de leur Seigneur” »3 et « Notre Dieu, qui est votre Dieu, est Unique »4.
En conséquence, pour le musulman, toute religion véritable est islâm. Juifs et chrétiens, notamment, mais non exclusivement, sont héritiers spirituels du même dépôt sacré (amâna). Dans cette perspective, il est dit que le premier prophète islamique par ordre chronologique n’est pas Abraham, mais Adam, de sorte que l’islam, à travers tous ses prophètes dont les noms ne sont d’ailleurs pas tous mentionnés dans le Coran, remonte au premier homme. Toutes les religions véritables depuis le début du monde sont donc des Révélations islamiques. Elles sont, en effet, islâm, mot dont la racine signifie « paix » et qui peut être traduit par « soumission » ou « acceptation ». Ceux qui acceptent le message de Dieu, Sa Loi et le prophète envoyé par Lui — à quelque communauté orthodoxe qu’ils appartiennent —, en vertu de cette « acceptation », sont eux aussi muslimûn, mot qui dérive d’islam, « musulmans », c’est-à-dire « ceux qui se sont, et sont, soumis » à la Volonté de Dieu.
L’on dit que si Dieu envoie successivement des Prophètes porteurs d’une Révélation, c’est en raison de la nature oublieuse des hommes. Chaque Révélation vient révéler des aspects de la Vérité et revoiler d’autres aspects, selon les temps, les lieux et surtout les hommes auxquels elles s’adressent. Mais chaque aspect de la Vérité n’est pas exclusif d’un autre. La Vérité est seule exclusive de l’erreur. Le terme de doctrine n’est, bien sûr, pas entendu, dans le soufisme, au sens de système, tel qu’il a pu prendre de nos jours. Entendu dans ce dernier sens, il s’agit de théories philosophiques ou scientifiques relativement fermées à partir d’hypothèses reposant sur la raison individuelle. L’objet de la doctrine métaphysique, quant à elle, n’est pas d’établir des systèmes, limites rationnelles, mais d’ouvrir sur l’Infini, sur l’Universel. Il ne saurait donc, d’ailleurs, y avoir d’opposition, et encore moins de conflits, entre la doctrine métaphysique et des développements scientifiques ou même philosophiques, à moins de prendre le mental pour l’esprit ou l’esprit pour le mental. La doctrine du soufisme n’est donc autre que la connaissance et l’enseignement des principes métaphysiques régissant les archétypes, le monde manifesté visible et invisible, enseignement transmis par le Prophète Muhammad, qui trouve sa source dans la Révélation coranique et dont la vivification et l’actualisation sont assurés par les Shuyûkh, les savants, les saints, dont la tradition dit qu’ils sont les « héritiers des Prophètes ». Cette connaissance des principes métaphysiques n’a d’ailleurs pas d’autre but que la connaissance du Principe métaphysique ultime et unique : Dieu.
Le soufisme, comme cœur de l’islam, repose donc sur la doctrine de l’Unité, c’est-à-dire que le Principe de toute existence est essentiellement Un. En effet, lorsqu’il s’agit de l’Unité, toute diversité s’efface, et ce n’est que lorsqu’on descend vers la multiplicité que les différences de formes apparaissent, les modes d’expression étant alors multiples eux-mêmes comme ce à quoi ils se rapportent, et susceptibles de varier indéfiniment pour s’adapter aux circonstances de temps et de lieux. Si l’approche théorique de la doctrine métaphysique, qui est essentiellement la même dans toutes les traditions spirituelles, est nécessaire, elle n’est cependant pas suffisante, comme le souligne le Shaykh Abd el-Kader. Un autre Shaykh, le Shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, René Guénon, rappelait que cette approche théorique doit « être toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective dont elle est seulement la base nécessaire ». Les supports de cette réalisation sont d’abord et avant tout les rites extérieurs, exotériques, communs à tout musulman, notamment la prière rituelle (aç-çalât), le jeûne (aç-çiyâm), l’aumône, (az-zakât), le pèlerinage, (al-hajj), ou encore l’attestation de foi (ash-shahâda). Précisons donc, tout d’abord, que, le soufisme n’étant pas une fin en soi, il ne saurait se concevoir en dehors de la pratique religieuse islamique, commune à tout musulman. Au-delà de certaines formulations extatiques, le soufisme n’est jamais, en effet en contradiction avec la sharî‘a, la Loi, ni ne se dissocie de la umma, la communauté, sinon pour dénoncer l’attitude pharisaïque de ceux qui voudraient substituer la lettre à l’esprit, faire de l’islam une idéologie, et manœuvrer les musulmans à des fins autres que spirituelles.
La condition première de la participation à une confrérie soufie est naturellement d’être musulman, de la même façon qu’on ne peut aujourd’hui pratiquer l’Hésychasme, si l’on n’est pas moine de l’Église orthodoxe. Nous devons insister sur certaines incompréhensions parce qu’il est courant aujourd’hui de faire du soufisme une mode, comme ce fut le cas du Yoga ou du Zen, de les séparer de leur contexte religieux originel pour prétendre y accéder depuis des contextes religieux divers, et parfois même sans appartenir à une religion, quitte à mélanger les différentes voies en un syncrétisme non seulement doctrinal, mais aussi rituel. Il est en effet nécessaire de préciser que le soufisme participe d’une Révélation divine à laquelle sont attachées des influences spirituelles spécifiques, qui opèrent à travers l’observance de rites propres à chaque forme religieuse. Ces rites constituent, au-delà de tout aspect psychologique humain, une véritable technique s’appuyant sur ce que René Guénon a appelé des « symboles agis », et comportent le solvant nécessaire à toutes les mutations intérieures possibles, comme dans une opération alchimique.
L’efficacité spirituelle des rites est déjà à l’œuvre dans l’exotérisme. En fait, l’exotérisme est la condition nécessaire à toute aspiration éventuelle à un état initiatique, si l’on entend par ces mots la possibilité d’une extinction du « moi » en vue de la réalisation spirituelle. Ainsi est réellement impossible et improductive toute tentative d’osmose entre les pratiques rituelles de diverses religions. En revanche, le soufisme partage, avec les expressions de l’ésotérisme des autres Traditions mentionnées plus haut, outre un accord sur les principes métaphysiques, le caractère initiatique de ses confréries, qui s’exprime par la nécessité d’une transmission spirituelle, d’une baraka, influence spirituelle remontant par une chaîne ininterrompue (silsila), jusqu’aux racines de l’arbre généalogique islamique, à travers un maître qui en a hérité sa fonction, et auquel on doit obéissance dans la pratique de la méthode rituelle, qu’elle soit individuelle ou collective. Cette méthode est le dhikr, la mention ou répétition du nom divin, semblable à ce qu’est le japa-yoga dans l’Hindouisme, le nembutzu dans le Bouddhisme Zen et la prière du cœur dans l’Hésychasme du monachisme orthodoxe. Il devrait être superflu de signaler une nouvelle fois que l’aspect technique de telles méthodes ne peut être séparé de la participation dévotionnelle, qui est l’expression de l’Amour, comme soutien aux possibilités de concentration propice à l’intervention de la Grâce divine.
L’homme moderne est généralement enclin à ne voir dans un rite qu’une cérémonie archaïque et superstitieuse ou, dans le meilleur des cas, un simple adjuvant d’une attitude éthique qui seule lui paraît pouvoir donner éventuellement à celui-ci une efficacité. Il n’y voit pas le « symbole agi », c’est-à-dire l’expression formelle d’une réalité métaphysique agissant en ce monde parce que véhiculant la parole vivificatrice de son Créateur, et qui donc aurait un effet même sur la personne qui, psychologiquement, n’y « croirait » pas. Le rite d’initiation au soufisme, qui marque l’entrée dans cette dimension plus profonde de la religion islamique, est marqué par un pacte (mubâya‘a) scellé entre le disciple et son maître. De disciple en maître, ce pacte finit par remonter au Prophète lui-même, à l’exemple du pacte mentionné dans le Coran :
Dieu a été satisfait des croyants lorsqu’ils firent avec toi [Muhammad] le pacte, sous l’arbre. Il a su ce qui est en leurs cœurs. Il a fait descendre sur eux Sa présence de paix (sakîna) et leur a accordé une proche victoire.5
Ce pacte est aussi la ré–actualisation de celui qu’ont passé les hommes avec Dieu dans l’éternel instant, celui où, s’adressant à l’humanité encore en germe, Dieu demanda : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? »,6 et où toutes les créatures répondirent : « Certes nous l’attestons ! ».7
Avec la direction du maître, il ne s’agit pas uniquement d’accepter l’expérience d’un homme plus avancé sur la voie. Lors du pacte, l’influence spirituelle (baraka) communiquée au disciple va lui permettre de faire fructifier l’enseignement reçu, non seulement dans ses aspects théoriques, mais surtout en vue de sa « vérification effective » (tahqîq), de sa réalisation dans la perspective d’une véritable transformation de l’âme. Selon le conseil du Prophète, « Dans les jours de votre temps, votre Seigneur à des souffles de miséricorde. Exposez-vous à ces souffles afin d’être touchés par eux et de ne plus être malheureux ». Dieu répond à l’appel de celui qui Le prie et Lui demande un chemin : la main tendue du maître lors de l’initiation symbolise la main même du Prophète guidée par celle de Dieu. Parmi les rites propres au soufisme, qui servent de support à la concentration sur Dieu, nous avons évoqué la mention rythmique et répétée des noms divins, le dhikr Allâh. Le Coran abonde en incitation au souvenir de Dieu :
La prière éloigne des turpitudes et des choses blâmables, mais le souvenir de Dieu est plus grand (wa la-dhikru-Llâhi akbar).
Le Prophète conseillait à qui se plaignait de ne pouvoir accomplir les commandements de la Loi religieuse qu’avec difficulté : « Ne cesse pas de rafraîchir ta langue au souvenir de Dieu ». Les soufis prennent cette injonction dans toute sa force et l’accomplissent avec une méthode précise. La mention du nom de Dieu vivifiée, polit le cœur, nettoie l’âme des pensées errantes dont le cours ne peut s’arrêter sans une influence spirituelle qui vienne au-dessus d’elle, amène parfois à expérimenter un « goût » (dhawq) qui plonge l’évocateur dans la plus pressante nostalgie du retour final vers Dieu.
N’est-ce pas au souvenir de Dieu (dhikr Allâh) que les cœurs s’apaisent ?8
Les maîtres incitent l’invocateur à passer du souvenir de la langue au souvenir du cœur, qui est concentration sur l’Invoqué seul, puis au « souvenir du secret » (dhikr as-sirr) qui est présence totale de l’être à Dieu et extinction en Lui. La conscience de l’invocateur disparaît alors et c’est Dieu seul qui S’invoque Lui-même, tout en mentionnant Son serviteur dans la permanence de Sa miséricorde, selon la promesse coranique :
Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous.9
Outre les rites, les supports de la réalisation seront ceux qui peuvent apparaître, a priori, comme un obstacle formel à cette vie spirituelle. Car la transformation de qui suit la voie spirituelle ne pourra s’effectuer qu’à travers l’expérience horizontale dans notre monde terrestre, qui peut seule nous faire réaliser la dimension verticale de la vraie spiritualité présente dans la croix spatio-temporelle de note situation ontologique, c’est-à-dire à travers le dépôt de la responsabilité dont est chargé l’homme ou la femme dans sa situation communautaire, confraternelle, familiale, professionnelle, sociale, voire publique. Seuls ces supports permettent « d’élever son esprit au-dessus de son âme », selon les paroles du Shaykh al-‘Alawî. Le Shaykh Abd el-Kader a ainsi donné l’exemple d’une spiritualité authentique vécue dans toutes les dimensions de la manifestation, temporelle, à l’imitation du Prophète Muhammad.
Il faut souligner ici, à la suite de Bruno Étienne, la présence active de l’Émir Abd el-Kader dans de nombreuses interventions publiques, sollicité par le Prince Napoléon, son implication constante et attentionnée dans la gestion de ses biens et de celle de sa communauté et de son intérêt pour les applications scientifiques de son temps. « Béni soit celui, disait le Prophète, qui a bien connu son temps et a su rester dans la voie droite », c’est-à-dire la voie verticale, celle de l’élévation. À un compagnon qui questionnait le Prophète, celui-ci répondit en effet : « Ma préoccupation concerne ma communauté et mon désir va vers mon Seigneur ». Un autre maître spirituel, le Shaykh Ahmad Ibn Idrîs, commentant cette tradition, rappelait que le Prophète est une miséricorde universelle et que le mot « communauté » visait l’humanité entière. L’on ne sait pas, en général, que si le Prophète accepta d’être aussi dirigeant temporel de Médine, c’est à la demande de plusieurs communautés qui le considérèrent, en raison de sa spiritualité, comme « l’arbitre équitable » (hakam ‘adl) de la cité. Et s’il ne s’agit pas, normalement, dans la perspective islamique, de reconstruire anachroniquement la société du temps du Prophète, chaque faqîr, chaque pauvre en Dieu, peut reconnaître en lui-même, la lumière prophétique, (nûr Muhammadî), qui est à l’origine de la qualification de « lumineuse » de la ville de Médine, pour autant qu’il ne laisse pas les ténèbres de l’ignorance ou de l’erreur l’obscurcir.
L’Émir Abd el-Kader manifestait de façon très visible, d’ailleurs, cet ordonnancement du monde, renouvelé à chaque instant, à partir du centre intime et lumineux du Shaykh Abd el-Kader, à travers la Smala, capitale mobile et véritable centre visible, chaque fois élevé à partir de la situation spatio-temporelle du moment. La voie soufie, la voie spirituelle en islam, si elle a pour but la connaissance de la Réalité unique et la Grande Paix par l’extinction en Lui, Dieu, n’est pas exempte de rigueur.
La voie spirituelle est longue et les étapes nombreuses, succession de dévoilement et de revoilement. Il s’agit de la véritable guerre sainte, celle que l’on mène contre soi-même, contre l’âme qui incite au mal, l’âme orgueilleuse et impérative (an-nafs al-ammâra), selon l’expression coranique. Cette guerre sainte consiste à élever la Parole de Dieu au-dessus de tout. Le voyageur sur la Voie de Dieu doit se dépouiller de tout ce qui n’est pas Lui, Huwa. Davantage encore que la richesse matérielle, ce sont les passions, les attachements à nos créations mentales, à nos conjectures qu’il faut abandonner afin de réaliser la véritable pauvreté spirituelle (al-faqr ilâ-Llâh) que Dieu comblera de Sa richesse surabondante. Mais cet abandon n’est pas aisé et le voyageur passe par de nombreuses épreuves, des périodes de désolation et de consolation, de resserrement et d’expansion, d’obscurité et de clarté, qui constituent comme une alchimie spirituelle. Le voyageur doit se remettre entre les Mains de Son Seigneur, en une patiente endurance (çabr) et une confiance pleine d’espoir (tawakkul). Il s’agit de réaliser cette totale transparence de l’âme, qui est sincérité (çidq) et justice exacte vis-à-vis de Dieu, l’Unique. Le serviteur se satisfait alors pleinement des dons de son Seigneur comme le Seigneur agrée dans sa Miséricorde le serviteur.
Nous voici arrivé au terme de la voie et de notre exposé. Le terme de la Voie est la contemplation de la Face de Dieu. Certes, nul ne peut voir Sa Face de son vivant. Mais le saint est précisément celui qui est déjà mort à lui-même pour la renaissance dans une vie nouvelle, celle de l’autre monde. Voilà la vraie vie auprès de laquelle celle-ci n’est, pour le soufisme, qu’un jeu et une jouissance éphémère. Bien des contemplatifs ont chanté dans des poèmes magnifiques la béatitude provoquée par la vision de la Face de Dieu et la satisfaction réciproque du Seigneur et du serviteur. Sous l’emprise de la contemplation, ils témoignent qu’en fait c’est Dieu seul qui est contemplé, et c’est aussi Dieu seul qui contemple. Le témoignage porté sur Dieu par Son serviteur et par Dieu lui-même s’unit en une seule parole d’amour qui s’achève en un seul silence émerveillé.
Jusqu’où l’Union du serviteur et du Seigneur est-elle consommée dans cette contemplation amoureuse ? Jusqu’à quel point cette unicité du témoignage est-elle aussi la réalisation de l’unicité de l’Être ? Il s’agit là du mystère ultime. Les contemplatifs musulmans ont célébré les noces de l’Époux et de l’épouse, le retour de la goutte d’eau dans la mer immense, l’extinction du serviteur en Dieu. On garde en mémoire le cri extatique de Hallâj : anâ-l-Haqq « je suis la Réalité suprême », qui lui valut le supplice, ou cette réponse de Abû Yazîd al-Bistâmî à celui qui frappait à sa porte : « Pars, prends garde ! Il n’y a que Dieu dans cette maison. » Certains ont pu se méprendre et penser qu’il s’agissait d’une annihilation pure et simple. Mais l’extinction (fanâ’) est une extinction envers le monde. Elle prend la valeur d’une permanence (baqâ’) en Dieu. Certes, il n’y a que Dieu, et, selon le verset coranique « toute chose est périssable sauf sa Face ».10 Il s’agit là de la Face de Dieu. Mais on peut aussi comprendre qu’il s’agit de la face de la chose, c’est-à-dire de sa face essentielle qui s’y identifie. Cette face-là est notre essence immuable (ayn thâbita), nous-mêmes dans la permanence en Dieu. Car la réalité totale n’est ni augmentée ni diminuée par l’union du serviteur et du Seigneur. Ce qui est créature reste créature, et la Réalité essentielle reste la Réalité essentielle. Afin d’expliquer la nature de cette union sans confusion, le Shaykh Ibn ‘Arabî indique que nous voyons en Dieu comme Dieu se voit en nous, c’est-à-dire en notre face essentielle. « Dieu est donc le Miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es Son miroir dans lequel Il contemple Ses Noms. Or ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même, en sorte que la réalité s’inverse et devient ambiguë. »11 « La plume arrivée ici se brise », écrit le grand mystique persan Rûmî. Nous voilà donc arrivés au moment où il vaut mieux nous taire et reconnaître que l’Omniscient est le plus Savant.
Qu’il me soit permis de dire en conclusion que le portrait de l’Émir, ou plutôt, du Shaykh Abd el-Kader, que notre ami Jacques Paris a réalisé, est sans aucun doute le seul que celui-ci aurait véritablement accepté car il a su nous émouvoir spirituellement, en nous présentant ses Haltes, où voiles et dévoilements se succèdent jusqu’à ce que le voile ultime de l’existence se déchire, et que ne subsiste que Sa Face.
- Coran 50 : 16.↩
- Abd el-Kader, Écrits spirituels, trad. Michel Chodkiewicz, Éditions du Seuil, 1982, pp. 60-61. ↩
- Cor. 3 : 84. ↩
- Cor. 29 : 46.↩
- Cor. 48 : 18. ↩
- Cor. 7 : 172.↩
- Cor. 29 : 45. ↩
- Cor. 13 : 28. ↩
- Cor. 2 : 152.↩
- Cor. 28 : 88. ↩
- Ibn ‘Arabî, La sagesse des prophètes, trad. Titus Burckhardt, Albin Michel, p. 48.↩