La quête de l’identité suprême dans l’islam
Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni
02-10-1999
Le développement de l’individualisme, les détours de la philosophie et les avancées du progrès scientifique et technique nous ont conduits désormais à penser le monde comme une vaste étendue où le hasard et la nécessité seraient seuls à l’œuvre. Ce monde ne recevrait son sens que par l’homme qui, lui-même, n’aurait pas de sens, sinon celui qu’il voudrait bien donner, en un acte de liberté gratuite, à sa vie.
Comme les autres religions, la Tradition islamique, dont nous voudrions parler aujourd’hui avec l’aide de Dieu, nous enseigne que le monde a un, parce que sa réalité apparente manifeste une réalité cachée où elle puise son être et à laquelle elle reconduit. Assis devant le livre ouvert du monde, nous ne savons qu’épeler les lettres, repérer des mots, analyser la structure grammaticale des phrases, sans déceler ce qu’elles veulent dire, ni comprendre que Quelqu’un nous parle. Pourtant ce livre du monde, et les chapitres qui y traitent de chacun d’entre nous, sont lisibles et intelligibles. Le monde a un sens comme un chemin peut avoir un sens, un sens unique qui est celui du retour (ar-ruj’â) vers l’Unique, Dieu de tous les hommes. Le Coran le répète :
En vérité, nous sommes à Dieu et c’est vers Lui que nous retournerons.1
C’est vers Lui que nous sommes en train de retourner ici et maintenant, instant après instant. Notre vie constitue notre trajectoire vers Dieu, le Très-Haut et le mystérieusement Proche, Celui qui ne nous appartient pas, parce que c’est nous qui Lui appartenons.
Cette trajectoire nous paraît complexe, mais elle s’avère simple pour celui qui s’ouvre à la foi et croit, selon une formule qui revient sans cesse dans le Coran, « en Dieu et au Jour dernier », jour de la Rencontre finale (al-liqâ’) avec Dieu promise dans la Révélation et, ajoute le Coran, « Dieu ne manque pas à Sa promesse. » Au-delà des sens immédiats que l’homme a l’illusion de donner à sa vie et qui peuvent, de proche en proche, l’aider à avancer, le sens ultime de celle-ci réside dans son retour inéluctable vers Dieu parce qu’il est appelé à réaliser la connaissance de Dieu lors de cette Rencontre.
Dieu affirme en effet dans le Coran :
Je n’ai créé les jinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent.2
Selon la tradition islamique, cette adoration a pour signification profonde la connaissance de Dieu. Adorer Dieu, c’est connaître qui est le Seigneur (ar-Rabb) et qui est le serviteur (al-‘abd), qui est l’Absolu et qui n’est que relatif, qui est le Créateur et qui n’est que créature. C’est reconnaître qui est Celui qui possède, de plein droit, l’Être et la multitude surabondante des qualités, et celui qui ne détient en propre qu’une pure réceptivité, la prédisposition à recevoir de l’être et des qualités. C’est rechercher la connaissance — qu’il faut bien appeler métaphysique — de l’identité du donateur et du donataire. « Ô vous les hommes, vous êtes les pauvres envers Dieu et Il est le Riche, Digne de louange. »3 Car Dieu donne par Grâce et les créatures ne cessent de louer sa libéralité. « L’Indépendant des mondes » n’est pas un Seigneur avare et tyrannique. Selon le Coran, « Il s’est prescrit à Lui-même la rahmah, l’amour de miséricorde ».
Or nous pouvons revenir vers Dieu en acceptant le retour ou être ramenés à Lui sans nous en rendre compte, dès lors que
c’est à Lui que se soumet, bon gré mal gré (taw’an wa karhan), ce qui est dans les cieux et sur la terre. »4 La trajectoire que nous suivons est ainsi celle de l’énonciation de la shahâdah, le témoignage de foi : « lâ ilâha illâ-Llâh, il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu. »
Avons-nous assez de souffle, assez de courage et de persévérance pour aller jusqu’au bout de cette phrase de quatre mots ? Bien des hommes s’arrêtent, essoufflés, aux deux premiers et ne connaissent du Dieu Unique que la négation de toute divinité, en oubliant le illâ, le « si ce ce n’est », qui introduit à la connaissance de Dieu par l’ouverture bouleversante de l’esprit. La vie spirituelle consciente, qui place le Seigneur, ar-Rabb, au terme de la voie, est la réalisation — peut-être faudrait-il dire, simultanément, la prise de conscience et la concrétisation — de cette vérité par les actes rituels d’adoration, appelés ‘ibâdât. En effet, Dieu guide vers Lui les hommes qui manquent de souffle en accompagnant leurs efforts pour témoigner du lâ ilâha illâ-Llâh, à chaque instant de leur vie, par un autre témoignage qui s’énonce en trois mots seulement : « Muhammadun rasûlu-Llâh, Muhammad est envoyé de Dieu ». Par l’imitation de l’exemple du Prophète, de son enseignement spirituel, de son comportement moral, de ses actes, les hommes sont providentiellement aidés à ne pas s’arrêter en chemin sur le témoignage de foi qui doit les accompagner jusqu’au terme de leur vie. Bien sûr, Moïse et Jésus ont été, eux aussi, envoyés de Dieu et chaque communauté a ainsi reçu, par la Grâce de Dieu, un message.
Les actes d’adoration des ‘ibâdât nous introduisent à la ‘ubûdiyyah, la conscience de la servitude spirituelle, et nous installent, au terme de la voie, dans la ‘ubûdah, la réalisation spirituelle de la dépendance radicale de l’être envers Dieu, qui est la station des prophètes et des saints. C’est ainsi qu’il faut comprendre cet adage célèbre, souvent répété par les mystiques musulmans : « celui qui se connaît soi-même (ou connaît son âme) connaît son Seigneur ». Il ne s’agit pas de poser que l’âme est identique au Seigneur, mais, par la discrimination intellectuelle et l’intuition spirituelle, de prendre intime conscience de ce qui revient en propre à l’une et à l’autre. La connaissance spirituelle, que les mystiques musulmans appellent aussi tahqîq, vérification ou réalisation, consiste, en dévoilant la réalité qui nous est voilée, l’identité de notre Seigneur, à la rendre réelle pour nous, ou, plus exactement, à nous rendre réels par elle, car, en nous prenant indûment pour des seigneurs sur cette terre, nous ne sommes, dans notre ignorance et notre orgueil, que des ombres fugaces emportées par le cours tumultueux du temps. Le Coran le proclame :
Tout ce qui est sur la terre est évanescent, et demeure la Face de ton Seigneur pleine de majesté et de générosité.5
L’homme est donc, par sa nature même, destiné à la connaissance de l’identité de Dieu. Sa vie est la quête de cette identité, de place en place. L’homme a déjà pris connaissance de Dieu dans un ancien séjour, quelque part dans l’éternité avant le temps (al-azaliyyah), que les mystiques appellent le monde du « a lastu », du « Ne suis-Je pas ? » Dieu y tira des reins des fils d’Adam toute leur descendance, la multitude des générations humaines qui se succéderont sur cette terre, et leur posa cette unique question : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » Les hommes répondirent alors, à l’unisson : « Oui, nous en témoignons ! »6 Les voilà déjà unis par un même témoignage car seul l’Unique peut unir. En nous « soufflant » la réponse à la question qu’Il nous posa, sous forme interro-négative, Dieu « souffla » en nous de son esprit. Adam est en effet créé d’argile (tîn) et du souffle de Dieu (ar-Rûh). La vie spirituelle, qui est la vie selon ce souffle témoignant, consiste à réitérer la réponse autrefois soufflée. « Oui nous en témoignons ! ». Il ne s’agit pas encore de croire, mais seulement d’attester une évidence qui est gravée en nous par notre création même, et qui nous imprime notre forme spirituelle, celle des qualités de Dieu. En effet « Dieu créa Adam selon Sa forme » et fit de l’homme le « représentant de Dieu sur terre ».7 Dieu lui a enseigné « tous les noms »8 des choses, sur lesquels il possède ainsi, par son intellect, la maîtrise. Enfin, Dieu lui a confié le « dépôt de la foi (al-amânah) » dont « le ciel, la terre et les montagnes n’ont pas voulu se charger ».9 Dieu a ainsi « honoré les fils d’Adam » et leur a donné « la préférence sur beaucoup de ceux qu’Il a créés ».10
L’homme créé selon la forme des qualités de Dieu, et installé dans le jardin, est libre. C’est l’ordre créateur de Dieu, le « Sois ! » initial, qui, en amenant à l’existence les choses, les met en lumière. C’est aussi l’ordre de Dieu dans le jardin : « Ne vous approchez pas de l’arbre ! » qui permet à Adam et à sa compagne de vivre dans la lumière unifiante de Dieu. Pourtant, cette liberté requiert la possibilité d’un choix entre la connaissance de Dieu et l’ignorance de l’ordre métaphysique de l’être. L’acte de volonté — obéissance ou désobéissance — procède nécessairement d’un acte d’intelligence, celui du juste rapport entre le Rabb et le ‘abd. Or ce qui est possible finit toujours par arriver, parce que Dieu manifeste tous les possibles (mumkinât). C’est la désobéissance d’Adam, puis sa chute. Depuis lors, la perfection de l’homme n’est plus que potentielle, puisque celui-ci est désormais « injuste — ou obscurci — et ignorant (zhalûman jahûlan) ».11 Mais Adam revient vers Son Seigneur qui Lui révèle une Direction (hudâ). Voilà ouverte une voie nouvelle pour la connaissance de Dieu. L’homme, qui a commis la faute de vouloir connaître le bien et le mal distinctivement, en dehors de la lumière unifiante de Dieu, qui est le respect de l’ordre divin — dans les deux sens du terme —, va pouvoir retourner providentiellement à Dieu par la distinction faite par la Loi révélée entre le bien et le mal, entre ce qui rapproche de Dieu et ce qui en éloigne. La succession des prophètes depuis Adam renouvelle ce don providentiel. « À chacun d’entre vous, Nous avons donné une Loi et une Voie (shir’atan wa minhâjan) »,12 dit le Coran. En ce bas monde, qui est celui des formes, exclusives les unes des autres, notre connaissance de Dieu passe maintenant par des formes, mais des formes révélées. Parce qu’elles ont perdu ainsi leur voile, ces formes ont retrouvé leur transparence symbolique disparue lors de la chute, et elles peuvent reconduire effectivement aux réalités spirituelles.
L’homme est donc bien moins et bien plus que ce que nous pensons. Bien moins, car il n’est pas le centre d’une réalité absurde qu’il pourrait repeindre librement aux couleurs de sa fantaisie. Bien plus, car il est appelé à la connaissance de la Réalité première et dernière. Si notre lieu de séjour est actuellement ce bas-monde, le monde le plus proche (‘âlam ad-dunyâ), après que notre naissance nous a fait quitter le séjour dans le monde du « Ne suis-Je pas ? », dans l’éternité sans commencement, il nous est révélé que nous séjournerons dans d’autres patries (mawâtin). Nous ne pouvons comprendre les réalités de l’autre monde (al-âkhirah), qui se trouve bien au-delà de notre horizon mental. Si la raison bien conduite peut, en méditant sur le spectacle du monde et la chaleur de la vocation intime, s’élever à la reconnaissance de l’existence de Dieu, les réalités de l’autre monde nous seraient restées à jamais voilées si l’audition (samâ’) du texte sacré du Coran, parole de Dieu révélée, n’était pas venue en apporter la preuve scripturaire, si le texte (an-naql) n’était pas venu exhausser l’intellect (al-‘aql).
En effet, le Coran est le modèle même de la création et contient les prototypes de toutes les réalités. Dieu ne dit-il pas : « Nous n’avons rien omis dans le Livre » ?13 Dans le Coran, Dieu ne cesse de parler de Lui-même, sous son double aspect d’incomparabilité et de similitude. Il dévoile Ses Noms et Ses actes. Il décrit le monde qu’il a fait surgir, l’ordre et la beauté qui s’y trouvent, la création de l’homme selon la nature spirituelle originelle (al-fitrah), le pacte primordial (al-mîthâq), la succession des prophètes. Mais le Coran n’est centré sur l’Histoire sacrée, dont il est l’ultime rappel (dhikr), que pour annoncer, avec une radicalité providentielle, le monde à venir, al-âkhirah, dont il décrit en détail les degrés. Il faut avouer que les exégètes occidentaux ont souvent été déroutés par le « réalisme », voire l’apparente « sensualité », des symboles proposés pour décrire les plaisirs du Paradis et les tourments de l’Enfer. Pourtant, ne commettons pas l’erreur d’inverser l’ordre ontologique qui réside dans la création : c’est bien ce monde-ci, avec ses joies et ses peines, qui est à l’image de l’autre monde, dont le degré de réalité est plus fort.
Le Coran l’annonce : lors du retour vers Dieu, « vous monterez de degré en degré (la-tarkabunna tabaqan ‘an tabaq) ».14 D’autres lieux de séjour nous attendent. Après la mort, l’âme est transférée dans le sommeil du tombeau (al-qabr), appelé encore l’« isthme (barzakh) » annoncé dans le Coran : « Un isthme se trouve derrière eux jusqu’au Jour où ils seront ressuscités ».15 L’âme y est entourée des images créées par les actes humains et les qualités morales, qui annoncent le Paradis et l’Enfer. Il s’agit de la petite résurrection (al-qiyâmat aç-çughrâ), celle qui est mentionnée dans la tradition prophétique selon laquelle « celui qui est mort a déjà commencé sa résurrection. » Le Coran, commenté par la tradition prophétique, décrit les deux sonneries de la Trompette, la grande Résurrection (al-qiyâmat al-kubrâ), le Rassemblement de tous les hommes (al-hashr), la pesée des actions sur la Balance (al-mîzân), le Livre (al-kitâb) où seront répertoriées les actions de chacun, les questions qui seront posées, le pont du çirât qui enjambe l’Enfer, le Bassin auprès duquel se trouve le Prophète, « Détenteur de l’intercession, avec la permission de Dieu », enfin les différents degrés du Jardin paradisiaque et du Feu infernal.
Comment décrire cette eschatologie, qui n’est pas seulement islamique, mais universelle ? Le pouvoir d’évocation des symboles employés, que les traductions appauvrissent considérablement, n’est pas tant poétique que spirituel. La psalmodie du Coran permet d’en saisir, d’une certaine façon, la réalité, et de comprendre que les expressions et les allusions providentielles qui sont proposées dans le texte sacré représentent, en définitive, tout ce qui peut en être dit et tout ce qui doit en être tû. Pourtant, une certaine connaissance de ces degrés est possible, quand la raison sait se taire et, en s’ouvrant activement à l’oraison, attendre le dévoilement (al-kashf) que Dieu accorde, dans Sa Grâce, à qui Il veut. Il nous est alors donné de comprendre que, lors de la résurrection, s’inverseront les statuts épistémologiques respectifs du Royaume (al-mulk), le monde des formes corporelles (al-ajsâm) dans lequel nous vivons, et de la Royauté (al-malakût), le monde des significations spirituelles (al-ma’ânî). Ici-bas, c’est le monde formel qui est objet de témoignage (‘âlam ash-shahâdah) alors que le monde des significations spirituelles est dans l’invisible (‘âlam al-ghayb). Lors de l’avènement eschatologique, le malakût rentre dans le témoignage, alors que le mulk s’occulte, comme un sablier retourné déverse son sable d’un récipient dans l’autre. Les réalités spirituelles sont alors visibles tandis que le monde dont nous avons la conscience se cache. L’intérieur devient l’extérieur, et vice-versa. Ici-bas, nos états psychiques (al-khawâtir) passent et changent comme les reflets fugitifs d’un monde dont les formes demeurent fixes ; dans l’autre monde, c’est nous qui demeurerons fixes dans notre station spirituelle tandis que les images passeront autour de nous, comme reflets de notre état intérieur. La résurrection constituera ainsi le Jour « où les cœurs et les regards seront retournés. »16
Ainsi l’autre monde existe déjà. Le Prophète ne disait-il pas : « Le Paradis est plus près de chacun de vous que le lacet de sa chaussure, et il en est de même de l’Enfer » ? C’est nous qui ne nous rendons pas compte de leur présence, alors que le ciel et la terre ploient déjà sous la poussée irrésistible des réalités du malakût, prêtes à entrer dans le domaine où l’on pourra les attester. Le Prophète l’avertit :
Le ciel a gémi sous le poids de son fardeau et il a raison. Il n’y a pas au ciel la place de quatre doigts sans qu’un ange ne s’y trouve, posant le front par terre.
Une tradition prophétique bien connue définit ainsi la perfection contemplative (al-ihsân) :
Adore Dieu comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui, Il te voit.
Le retour actif vers Dieu consiste à se préparer à l’entrée dans al-âkhirah, qui est mort à ce monde et naissance à un autre degré de connaissance, plus vaste et plus intense. « Nul ne voit son Seigneur avant de mourir », dit le Prophète, car ce monde est trop étroit pour que la connaissance de Dieu puisse y être complète. Il est, par rapport à l’autre monde, « comme un anneau jeté dans le désert ». C’est pourquoi « toute âme goûtera la mort »17 comme un passage nécessaire vers des degrés de compréhension plus élevés. Néanmoins, il est possible, et même hautement souhaitable, d’anticiper volontairement ce passage, en suivant ce conseil pressant du Prophète : « Mourez avant de mourir et demandez-vous des comptes avant que l’on ne vous en demande. » Il s’agit de la mort volontaire (al-mawt al-irâdî) de « l’âme qui incite au mal (an-nafs al-ammârah) ». Seule l’âme pacifiée (an-nafs al-mutma’innah) peut entrer en toute quiétude dans la lumière éblouissante de Dieu : « Ô âme apaisée, retourne auprès de ton Seigneur, agréante et agréée. »18 Alors il est dit de ces âmes qu’elles « ne goûteront plus la mort après leur première mort. »19 La mort volontaire aux qualités et aux défauts individuels permet à l’homme qui « revêt les attributs de Dieu (at-takhalluq bi akhâlqi-Llâh) », d’être « comme Dieu » (at-ta’alluh), selon l’expression de al-Ghazâlî.
Dieu a des Noms de miséricorde et des Noms de majesté. La nature spirituelle originelle de l’homme (al-fitrah) respecte un certain équilibre entre ces noms, équilibre conforme à la Parole de Dieu : « Ma miséricorde l’emporte sur Ma colère ». Pratiquer dans ce monde-ci la justice véritable (al-‘adâlah) à l’égard de Dieu et à l’égard des hommes permet de se préparer à l’autre monde en se protégeant des Noms de colère de Dieu par Ses Noms de miséricorde, de prendre refuge sous l’ombrage bienveillant de la clémence divine contre la lumière brûlante de la majesté divine. Tel est le salut (an-najât). Il ne saurait y avoir d’injustice car Dieu, est, par excellence, le Juste (al-‘Adl). L’homme doit entrer dans le séjour de l’autre monde, comme étape de son retour volontaire ou forcé vers Dieu, et Dieu le place au degré de ce séjour où il peut se maintenir par sa nature, si bien que c’est sa propre réalité qui le dirige là où il sera. Dans la mort, l’homme ne trouve, en fin de compte, que ses propres attributs. Dieu lui dira alors :
Nous avons enlevé le voile et ta vue est aujourd’hui perçante.20
Aussi la peur que l’homme éprouve envers la mort est-elle, en fait, la peur de lui-même, de son propre néant qu’il n’a pas su emplir de la présence de Dieu et qui demeure ouvert à tous les vents de passage. La purification du feu, qui est aussi la lumière de Dieu, mais insupportable, peut être nécessaire, pour un séjour plus ou moins long. Mais il convient de ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu. En définitive, ne resteront dans le feu que ceux qui en auront envie. Le Prophète dit en effet : « chacun entrera au Paradis, hormis celui qui s’y refusera », appelant tout homme à un sérieux examen de conscience (al-muhâsabah).
En revanche, les joies du jardin sont la conséquence de la sincérité des actes accomplis en vue de Dieu. Il ne s’agit pas d’une sincérité psychologique, qui consisterait simplement à s’identifier à ses velléités passagères, mais d’une sincérité ontologique, dans la volonté d’accomplir ce que Dieu veut pour nous, en prenant garde d’être attentifs à ses signes et à ses injonctions. C’est pourquoi le Prophète affirme : « la vie traditionnelle, c’est la sincérité ». Dieu dit, dans une tradition sainte :
J’ai préparé pour Mes serviteurs ce qu’aucun œil n’a vu, ce qu’aucune oreille n’a entendu, ce qu’aucun cœur humain n’a imaginé. Lisez, si vous en voulez la preuve, le verset suivant : « Aucune âme ne sait la joie que Je lui réserve comme récompense de ses actions. »21
Le dernier lieu de séjour où nous serons installés par la miséricorde divine, le plus élevé de la création, est celui que la tradition prophétique appelle la Dune de musc (al-kathîb), lieu inimaginable où sera accordée la vision de la Face de Dieu. Selon la tradition, en effet, Dieu vient visiter ses élus au Paradis, en un « jour » appelé le Jour de la visite (yawm az-zawr). « Ce jour-là, il y aura des visages brillants qui tourneront leur regard vers leur Seigneur. »,22 proclame le Coran. Qu’est-ce que la vision de Dieu ? Quand on posa la question au Prophète, après son ascension spirituelle, il répondit : « Une lumière. Comment Le verrais-je ? » Pourtant, il affirmait aussi à ses compagnons : « vous verrez votre Seigneur comme la lune quand elle est pleine, ou comme le soleil à midi. » En effet, Dieu resplendira dans chaque reflet de notre être comme la lumière sur la pleine lune, et il apparaîtra comme la lumière du Soleil, impossible à regarder, mais faisant apparaître tout ce qui nous entoure. C’est pourquoi il est dit dans le Coran, à propos de cette vision paradoxale : « les regards ne l’atteignent pas, car c’est Lui qui atteint les regards. »23
Il nous faut conclure, avec Rûmî, que « la plume arrivée ici se brise ». L’intellect a renoncé depuis longtemps à comprendre, lui qui sait trancher entre des options contraires, mais ne peut cerner la richesse contradictoire des théophanies. Cependant le cœur, qui se trouve, selon la tradition, « entre les doigts du Tout-Miséricordieux », parvient à suivre, en se vidant de monde et en s’abandonnant à Dieu, le déploiement incessant des révélations divines. Les mystiques aiment à répéter cette tradition, où Dieu dit :
ni Mon ciel, ni Ma terre ne peuvent Me contenir, mais le cœur de mon serviteur croyant Me contient.
La contemplation de Dieu est source inépuisable de béatitude. Dieu déclare : « Je suis conforme à la bonne idée que mon serviteur se fait de Moi ». Pour celui qui se fait de Dieu l’idée la plus haute, au-dessus de toutes les idoles, chaque regard vers Dieu est nouveau. Le Coran promet
à ceux qui auront pratiqué la perfection contemplative, la très-belle récompense, et un accroissement (ziyâdah).
Le renouvellement incessant de la béatitude engendrée par la vision de Dieu, cet « accroissement » mentionné par le Coran, constitue la béatitude inconcevable de la vision, car nul n’en est lassé, à jamais.
L’union contemplative à Dieu n’ajoute rien à Dieu ni ne retranche rien à la création. Qui rencontre Dieu au terme de la voie si le voyageur est mort à lui-même ? Qui se souvient alors de Dieu si le témoin de la contemplation s’est oublié lui-même ? Ne sommes-nous plus, alors, qu’un néant effacé ? Non, car c’est Dieu qui se souvient alors de nous à notre place, conformément à Sa promesse : « souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous (fadhkurûnî adhkurkum). »24 En ce monde, les tentatives de connaissance rationnelle de Dieu ne nous ont menés qu’à la perplexité. En l’autre monde, la contemplation de Dieu ne nous mènera, elle aussi, qu’à la perplexité. Mais seule la contemplation étonnée et amoureuse nous donnera la vie éternelle. En réalisant que le serviteur est le voile que nous mettons nous-mêmes sur la réalité du Seigneur, nous enlevons ce voile et éteignons notre âme en Dieu (fanâ’). Alors Dieu, le Vivant, l’Immuable qui, dans son jaillissement inépuisable, sait toujours recouvrir une grâce d’une autre grâce, éteint l’extinction elle-même (fanâ’ al-fanâ’) et nous introduit pour l’éternité sans fin (al-abadiyyah) dans la permanence (baqâ’) de Sa miséricorde « qui entoure toute chose ».25
- Coran 2 : 156.↩
- Coran 51 : 56.↩
- Coran 35 : 15.↩
- Coran 3 : 83.↩
- Coran 55 : 26-27.↩
- Coran 7 : 172.↩
- Coran 2 : 30.↩
- Coran 2 : 31.↩
- Coran 33 : 72.↩
- Coran 17 : 70.↩
- Coran 33 : 72.↩
- Coran 5 : 48.↩
- Coran 6 : 38.↩
- Coran 84 : 19.↩
- Coran 23 : 100.↩
- Coran 24 : 37.↩
- Coran 3 : 185.↩
- Coran 89 : 27-28.↩
- Coran 44 : 56-57.↩
- Coran 50 : 22.↩
- Coran 32 : 17.↩
- Coran 75 : 22-23.↩
- Coran 6 : 103.↩
- Coran 2 : 152.↩
- Coran 7 : 156.↩