La présence des Noms divins dans la spiritualité de l’islam

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

09-11-2005

Bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm

« Au nom du Dieu Aimant et Miséricordieux ». C’est par cette célébration du Nom divin que débute chacune des sourates ou chapitres du Coran – à l’exception d’une seule sourate –, et que les musulmans inaugurent les actes rituels et les moments importants de leur vie, qui sont ainsi consacrés à Allâh, nom arabe du Dieu unique, le Dieu de tous les hommes. La vie spirituelle est d’ailleurs définie tout simplement comme la vie menée au nom de Dieu. L’acte humain ne reçoit son poids de réalité que par la célébration du Nom, selon la célèbre tradition prophétique : « les actes ne sont que par les intentions. »1

Mais comment vivre vraiment au nom de Dieu ? Il n’est pas facile d’évoquer la spiritualité, de transmettre ce qui est avant tout un goût (dhawq), celui d’une connaissance qui dépasse infiniment les limites de nos sens et de notre raison. En fait, dans le monothéisme, il n’est jamais aisé de parler de Dieu car c’est avant tout Lui qui parle, qui dit « Je » dans l’histoire pour dévoiler aux hommes les vérités indispensables à leur salut, vérités que ceux-ci ne peuvent connaître autrement que par le secours divin.

Nous nous retrouvons donc dans la situation de ce docteur de la Loi dont parle une histoire racontée par les maîtres du Soufisme, la dimension intérieure de l’islam. Ce savant demeure insatisfait de ses longues études livresques. Ayant entendu parler d’un saint qui vit éloigné du monde, dans la montagne, il décide de mettre en route pour interroger celui-ci à propos de Dieu. Pendant tout le trajet, le docteur de la Loi s’efforce de clarifier ses idées et de formuler dans sa tête tous les problèmes de théologie et de jurisprudence qu’il veut soumettre à la sagacité de son interlocuteur. Après bien des péripéties, il arrive un beau matin sur la montagne, devant le saint plongé en prière. Il ouvre la bouche pour formuler sa première question, mais voici que l’émotion le saisit et un seul mot parvient à sortir : « ... Allâh. » Notre docteur de la Loi, tout confus, attend une réaction de la part du saint. Mais celui-ci demeure impassible. Les deux hommes restent ainsi face à face toute la journée, dans le silence, et au soir, dans un souffle, le saint dit seulement : « ... Allâh. ».

En fait, nous sommes toujours dans cette situation d’espérance, où nous ne savons que répéter le nom de Dieu en attendant de Le connaître. Notre vie spirituelle consiste à suivre l’exemple du Prophète Muhammad (sur lui la paix et la bénédiction de Dieu) à qui Dieu ordonne : « Dis : “Allâh” et laisse-les à leurs vains jeux ! »2 Mais comme il nous faut bien parler un peu, dans l’attente de la connaissance que Dieu nous accordera, s’Il le veut, essayons de comprendre ce que la Tradition islamique affirme et nie à propos des Noms divins.

D’une part, Dieu, au-dessus de toute définition et de toute compréhension, est si différent du monde que nous ne pouvons Le décrire. Sa réalité se tient bien au-delà des qualités qui Lui sont attribuées. C’est le tanzîh, l’affirmation de l’incomparabilité divine, défendue par les théologiens comme par les philosophes musulmans. Puisque Dieu et le monde sont sans commune mesure, Dieu, dans Son Essence (Dhât) une et absolue, est inconnaissable. « Gloire à Dieu, au delà de ce qu’ils Lui associent. »3 « Ne méditez pas sur l’Essence » avertit encore la tradition prophétique.4 On désigne alors Dieu par le « pronom de l’absent », « Lui » (Huwa, toujours caché et mystérieux. Ce pronom huwa devient hu ou hi en état d’annexion grammatical et s’écrit alors avec la seule lettre hâ’, qui est la plus secrète des lettres, parce qu’elle sort du haut de la poitrine, en un souffle à peine perceptible. Cette lettre apparaît à la fin du nom Allâh où elle assure l’ouverture du nom divin prononçable et audible, providentiellement révélé, vers l’imprononçable et l’inaudible, le mystère de Dieu qui reste à jamais caché.

D’autre part, bien qu’Il soit transcendant, Dieu n’est pas abstrait comme une idée ou un concept, ni isolé du monde qui Lui serait complètement indifférent. Il est mystérieusement présent dans le monde, et, particulièrement, Il veille sur l’homme : « Oui, Nous avons créé l’homme. Nous savons ce que son âme lui chuchote. Nous sommes plus proche de lui que la veine de son cou. »5 Il est attentif à ce lieu de connaissance que constitue le cœur : « Sachez que Dieu se place entre l’homme et son propre cœur. »6 Dieu est donc tout aussi immanent qu’Il est transcendant, tout aussi proche qu’Il est lointain :

Il est avec vous où que vous soyez. Dieu voit ce que vous faites.7

Bien qu’Il soit incomparable, Dieu se décrit Lui-même dans la révélation coranique, en utilisant des noms, qualités et attributs. C’est le tashbîh, l’affirmation de la similitude divine. Le Coran ne cesse d’affirmer tout à la fois Son incomparabilité et Sa similitude : « Rien n’est semblable à Lui, et Il est Celui qui entend et qui sait. »8 L’une et l’autre sont indispensables pour sauvegarder le mystère absolu de Dieu, et réserver aussi, paradoxalement, la possibilité de Le connaître. La négation et l’affirmation obligent le voyageur à abandonner ses habitudes mentales acquises dans la connaissance des réalités limitées et mutuellement exclusives de ce monde, pour l’inviter à une connaissance plus haute, qui seule sera susceptible de le transformer en profondeur.

La Perfection divine se déploie en une longue série de noms qui désignent la multitude infinie de Ses attributs et de Ses qualités. Certains passages du Coran déroulent une liste particulière de Noms divins et sont souvent récités lors de la prière :

Il est Dieu ! Il n’y a de Dieu que Lui. Il connaît ce qui est caché et ce qui est apparent, le Clément, le Miséricordieux. Il est Dieu ! Il n’y a de Dieu que Lui, le Roi, le Saint, la Paix, Celui qui témoigne de Sa propre véridicité, le Vigilant, le Tout-Puissant, le Très-Fort, Celui qui proclame Sa propre Grandeur. Gloire à Dieu au-dessus de ce qu’ils Lui associent. Il est Dieu, le Créateur, Celui qui instaure, Celui qui façonne. Les plus beaux noms Lui appartiennent. Ce qui est dans les cieux et sur la terre proclame Sa gloire. Il est le Tout-Puissant, le Sage.9

Selon la tradition prophétique, « Dieu a quatre-vingt-dix-neuf noms, cent moins un. Il est impair et il aime l’impair. »10 Et cette tradition énumère ces plus beaux noms de Dieu, qui apparaissent souvent par paires de qualités apparemment antagonistes, dont l’une traduit la douceur de Dieu, l’autre, Sa force. Tous les noms peuvent être ainsi rangés en « noms de beauté » (asmâ’ al-jamâl) et « noms de splendeur » (asmâ’ al-jalâl). Dieu est Celui qui donne la vie (al-Muhyî) et qui donne la mort (al-Mumît), Celui qui étend dans l’aisance (al-Bâsit) et qui serre dans la gêne (al-Qâbid), Celui qui élève (ar-Râfi‘) et qui abaisse (al-Khâfid). Il est tout à la fois le Subtil (al-Latîf) et l’Immense (al-‘Azhîm), le parfaitement vivant (al-Hayy) et le parfaitement Immuable (al-Qayyûm). Dieu est l’Aimant-Aimé (al-Wadûd), qui aime les hommes et est aimé d’eux. La vie spirituelle consiste à prendre refuge dans la douceur de Dieu contre Sa force, car Seul Dieu, « Maître de Majesté et de Générosité » (Dhû-l-Jalâli wa-l-Ikrâm), peut nous défendre contre Dieu.

L’affirmation de la similitude est telle que Dieu parle de Sa Face, de Son Regard, de Sa Main, de Son assise sur Son Trône. Les théologiens de l’islam ont longuement discuté du statut des noms divins. Pour l’école mu’tazilite, la réponse est claire : les noms sont strictement identiques à l’Essence dont ils désignent simplement les nombreuses qualités. En conséquence, les versets dits « anthropomorphiques » doivent être interprétés allégoriquement. Par exemple, la Face de Dieu représente Sa gloire, la Main, Sa puissance, le Regard, Sa connaissance, l’assise sur le trône, Sa stabilité. En revanche, pour l’école ash’arite, les noms ne sont « ni l’Essence elle-même, ni autre qu’elle » (lâ ‘aynuhu wa lâ ghayruhu). Les attributs décrits sont bien réels, mais « sans comment » (bilâ kayfa). Cette formule d’impuissance, encore appelée la « balkafah », représente donc le terme de la théologie et le début du chemin de connaissance spirituel. Bien évidemment, l’anthropomorphisme grossier, qui consisterait à chercher dans ces attributs divins une signification littérale, c’est-à-dire « corporelle », n’est qu’impiété. Il faut donc résister à toute tentative de dire plus que ce qui se trouve dans la révélation coranique et dans l’enseignement prophétique, car on peut seulement parler de Dieu « comme Il S’est décrit Lui-même et comme Son envoyé L’a décrit. » La grâce de Dieu suppléant à la faiblesse de notre raison nous permettra de saisir ce que signifient les Noms divins. Il nous est au moins donné de comprendre que ces Noms ne sont pas des limitations. Dieu est certes « le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur. »11 Mais ces affirmations coraniques signifient qu’Il n’y a rien avant Lui, rien après Lui, rien en dehors de Lui, rien à l’intérieur de Lui. La transcendance de Dieu ne L’éloigne pas du monde, Son immanence ne L’y enferme pas.

Certains noms sont presque synonymes ou homonymes. Pourtant, il n’y a pas de « doublon » ni de « redite », car il n’y a aucune qualité réelle qui ne puisse pas être affirmée de Dieu, si bien que Dieu ne laisse aucun espace vide entre Ses qualités. La multiplication des noms de Dieu ne permet en aucune façon de Le cerner ni de Le définir, car c’est Lui qui nous cerne :

Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu.12

La récitation circulaire de ces noms, sur les quatre-vingt-dix-neuf grains jointifs du chapelet musulman, permet de se laisser ainsi entourer par Dieu, qui a dit « Ma miséricorde entoure toute chose. »13

La science divine n’est pas limitée à l’universel, car Dieu connaît aussi le particulier. Il ne connaît pas seulement l’ « homme » en général, mais chaque homme.

Il sait ce qui habite la terre et la mer. Pas de feuille qui ne tombe sans qu’Il ne le sache ; pas de grain dans les ténèbres de la terre, rien de vert ou de desséché, qui ne soit dans un Écrit explicite.14

Son pouvoir n’est pas davantage limité à ce qui est « logiquement possible ». Le Coran rappelle que Dieu fait ce qu’Il veut. Car Dieu n’est pas contraint par une définition logique de la possibilité, qui Lui pré-existerait. Il s’agit là d’un point de désaccord important entre les philosophes, d’une part, les théologiens et les mystiques, d’autre part. Pour ces derniers, c’est Dieu qui détermine le « possible » et l’ « impossible ». De même, certains noms de Dieu ne sont pas des adjectifs : Dieu est le Vrai-Réel (al-Haqq), la Justice (al-‘Adl), la Paix (as-Salâm), la Lumière (an-Nûr). Ces noms nous rappellent qu’il n’est pas de Vrai-Réel, de Justice, ou de Paix qui pré-existeraient à Dieu et par rapport auxquels Il pourrait être vrai, juste ou pacifique. Aucune lumière ne nous donne à voir ou à connaître Dieu sinon Lui-même.

Chaque Révélation apporte, avec le rappel du Dieu unique, attesté avant même le début du temps, le dévoilement des attributs et actions de Dieu, ainsi que certains Noms spécifiques qui correspondent ainsi à une grâce particulière. Les juifs conservent le « Nom ineffable », ha - shem, et les chrétiens aiment à appeler Dieu « Notre Père » et à rappeler que « Dieu est Amour ». Ce n’est pas le nom Allâh qui est la grâce particulière faite aux musulmans, puisqu’il s’agit là du nom arabe de Dieu, mais le nom ar-Rahmân, dont la forme grammaticale inusitée, qui traduit un intensif, a surpris les contemporains du Prophète.

Ar-Rahmân, nom dont les traductions habituelles, comme « le Clément » ou le « très-Miséricordieux », affaiblissent le sens, est Celui qui fait universellement miséricorde à toutes les créatures en les amenant à l’existence. C’est le Dieu d’Amour qui se révèle :

Invoquez Dieu (Allâh) ou invoquez le Miséricordieux (ar-Rahmân). Quel que soit le nom que vous invoquiez, les plus beaux noms Lui appartiennent.15

Dieu a un autre nom formé sur la même racine, ar-Rahîm, qui pardonne et sauve, en ajoutant, à la Miséricorde universelle, une Miséricorde particulière envers chaque créature.

Les Noms ar-Rahmân et ar-Rahîm dérivent de rahmah, la miséricorde. On retrouve cette racine dans rahim, la matrice maternelle. Selon la tradition prophétique : « Dieu a divisé la miséricorde en cent parts. Il en a conservé auprès de lui quatre-vingt-dix-neuf et en a fait descendre une sur terre. C’est grâce à cette part que les créatures se font mutuellement miséricorde, et que la jument écarte son sabot de son poulain, de peur de l’atteindre. »16 Ainsi l’amour tendre de la mère pour son enfant est-il le symbole, en ce monde, de l’amour divin pour les créatures. Dieu est libre de créer ce qu’Il veut. Mais il nous révèle que, dans un acte de Sa libre Volonté, devenue volonté d’amour, « Il s’est prescrit à Lui-même la Miséricorde. »17 Selon un hadîth qudsî, une parole de Dieu rapportée par le Prophète Muhammad, Dieu a dit : « Ma Miséricorde l’emporte sur Ma Colère. »18 Chaque sourate du Coran commence par la formule Bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm, si bien que la clé de la parole de Dieu est l’Amour, un amour qui procède du don du Nom.

Le Soufisme enseigne la doctrine des Noms de Dieu. Qu’il nous soit permis d’évoquer ici certains aspects de cet enseignement, notamment à travers l’œuvre du « plus grand des Maîtres », Muhyi-d-dîn Ibn ‘Arabî (1165-1240) (que Dieu soit satisfait de lui). Ibn ‘Arabî explique comment Dieu se connaît Lui-même, en Lui-même, par Lui-même, d’une connaissance qui constitue le secret inépuisable et ineffable de la vie divine, et qui est appelée l’effusion très-sainte (al-fayd al-aqdas). Mais Dieu désire partager la connaissance qu’Il a de Lui-même : « J’étais un Trésor caché et J’ai désiré être connu. Alors J’ai créé le monde. »19 À l’origine de la création se trouvent donc le vouloir d’amour (irâdah) et la connaissance (ma’rifah).

Car la vision qu’a l’être de lui-même en lui-même n’est pas pareille à celle que lui procure une autre réalité dont il se sert comme d’un miroir : il s’y manifeste à lui-même sous la forme qui résulte du ‘lieu’ de la vision.20

Aussi Dieu dit-il dans le Coran : « Je n’ai créé les jinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent. »21 Le secret de la création du monde et de la Prophétie qui l’éclaire réside donc dans l’adoration qui est, selon le commentaire de Ibn ‘Abbâs, connaissance de Dieu par la reconnaissance que nous sommes serviteurs et que c’est bien Lui le Seigneur. Cette connaissance de Dieu par Dieu, à travers l’adoration que les créatures Lui portent, est appelée l’effusion sanctifiée (al-fayd al-muqaddas).

Mais les possibles connus de toute éternité par la Science de Dieu, qui constituent les entités immuables (al-a’yân ath-thâbitah), n’existent pas. Ils sont dans la non-existence (‘adam). Par Miséricorde, Dieu, l’tre absolu (al-Wujûd), les délivre alors de leur état de permanence non-existante (thubût) pour les amener à l’existence (wujûd). Ibn ‘Arabî appelle « Expir du Tout-Miséricordieux » (nafas ar-Rahmân) le Souffle miséricordieux de nostalgie amoureuse qui relâche l’état de « contraction » dans lequel se trouvent les possibles. L’Expir porte l’ordre initial, « Sois (kun) ! », qui est la semence du monde, dans les réceptacles des entités conçues par Dieu. Mais ces réceptacles ne sont eux-mêmes que le résultat de la connaissance divine des possibles par l’effusion très-sainte. C’est ainsi que Dieu donne l’être aux entités. L’être est, selon l’étymologie du mot arabe, ce que l’on « trouve » (wajada). En fait, puisque Dieu seul est, l’on ne « trouve » jamais les choses, mais l’Être seul sous des présences (hadrah) différentes.

La première présence de Dieu est al-hâhût, l’Ipséité, qui est la présence de l’Unité inconnaissable (al-Ahadiyyah) de l’Essence divine. La deuxième présence est al-lâhût, la Divinité, présence de l’Unicité (al-Wahidiyyah) du Dieu personnel qui se manifeste. Elle est celle des Noms de Dieu. Puis viennent les différentes présences de la création, où les Noms divins manifestent leurs effets. En fait, toute qualité positive de Dieu est un Nom divin. Mais la Loi révélée nous en propose certains de préférence à d’autres, et il nous faut accepter cet ordre providentiel par soumission aux convenances spirituelles. Les Noms ont un sens (ma’nâ) et une forme (çûrah). Leur sens est le Nommé (al-Musammâ) qui est Dieu. Leur forme fait référence à tel ou tel attribut divin. En fait, les Noms ont aussi une autre forme, littérale, qui est « avec nous, dans notre souffle et dans les lettres que nous combinons ». Ces formes littérales que nous pouvons prononcer constituent, selon Ibn ‘Arabî, « les noms des Noms divins, et ils sont comme les vêtements sur les Noms. Nous exprimons les Noms divins à travers les formes de ces Noms dans notre souffle (nafas). [...] Les formes des Noms divins par lesquelles Dieu se mentionne Lui-même dans Sa Parole sont leur existence à l’intérieur du Nom ar-Rahmân. »22 Ces formes sont à l’intérieur du Souffle, ou Expir, du Tout-Miséricordieux. Quant aux sens des Noms, qui appartiennent au Nom Allâh, ils sont en-dehors du contrôle de l’Expir.

Le Nom ar-Rahmân est celui qui fait référence aux formes des Noms. Quant au Nom Allâh, il est le Nom de la synthèse (ism al-jâmi‘) et désigne Dieu dans toutes les présences. Les Noms n’ont pas d’existence, si ce n’est à travers leurs propriétés. Dieu ne devient pas multiple à travers eux, de même qu’un seul homme peut être à la fois fils, époux et père, en fonction des relations qui le lient à autrui. Les Noms sont des relations (nisab) non-existantes entre la Réalité divine et la création. En effet, chaque entité n’est en fait qu’un ensemble de « prédispositions » (isti’dâdât) à se revêtir de certaines qualités divines, et se trouve ainsi soumise aux Noms selon sa contenance particulière.

Si la raison humaine bien conduite peut nous mener à l’affirmation de l’incomparabilité divine, seule la Révélation nous apporte l’affirmation paradoxale de la similitude divine, à travers les Noms. En effet, « les Noms divins sont l’isthme (barzakh) entre nous et le Nommé. Ils Le regardent puisqu’ils Le nomment, et ils nous regardent puisqu’ils nous octroient des effets attribués au Nommé. Ainsi, ils font connaître le Nommé et ils nous font connaître. »23 Ce lieu de connaissance où les entités se « revêtent des attributs divins » (at-takhalluq bi akhlâqi-Llâh) et où l’tre se qualifie des propriétés des entités est l’Expir du Tout-Miséricordieux. L’ésotérisme islamique appelle encore ce lieu d’échange le Nuage (al-’amâ’). En effet, à la question : « Où était notre Seigneur avant qu’Il ne crée la création ? », le Prophète répondit : « Il était dans un Nuage, au-dessus et au-dessous duquel il n’y avait pas d’air (hawâ’). »24 Ce lieu, qui est la première des créations de Dieu, constitue encore « le réel à partir duquel toute chose a été créée » (al-haqq al-makhlûq bihi kullu shay’), évoqué dans ce verset coranique :

Nous n’avons créé les Cieux et la Terre, et ce qui se trouve entre les deux, que par le réel (bi-l-haqq, ou le vrai, ou la Vérité).25

Ce réel (haqq) est, selon la doctrine du Soufisme, la réalité intime du Prophète, ou réalité muhammadienne (al-haqîqat al-muhammadiyyah). Le Prophète nous apprend en effet : « J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’esprit et le corps. »26 La réalité muhammadienne irrigue la création entière, et se manifeste à travers la succession temporelle des prophètes et des envoyés, pour apparaître une dernière fois, de façon parfaite, en Muhammad : « J’ai été suscité depuis la meilleure génération des fils d’Adam, génération après génération, jusqu’à me trouver dans celle dans laquelle je suis actuellement. »27

La réalité essentielle du Prophète s’identifie au Livre révélé lui-même, selon le hadîth rapporté par son épouse ‘A’ishah qui disait de lui : « son caractère était comme le Coran. »28 Il possède en effet, par la grâce de la Parole de Dieu, « un caractère immense (khuluq ‘azhîm). »29 Les réalités métaphysiques des qualités divines se manifestent comme perfections des vertus et excellences des actions dans la personne du Prophète. Le revêtement des qualités divines se fait en lui selon le mode propre à l’homme. Les Noms de Majesté exaltant la transcendance divine, comme « Celui qui proclame Sa propre Grandeur » ou le « Très-Contraignant » (al-Mutakabbir, al-Jabbâr), sont réservés à Dieu seul et correspondent à des vertus réalisées « négativement » par l’humilité et la servitude. En revanche, les Noms de Beauté proclamant la similitude divine, comme le « Charitable » ou le « Très-Doux » (al-Barr, ar-Ra’ûf), doivent être réalisés « positivement » par l’homme. C’est donc tout l’itinéraire spirituel du croyant musulman, à l’imitation de l’exemple donné par le Prophète Muhammad, qui s’effectue dans la célébration des Noms divins.

Dans cette perspective, il convient surtout de se rappeler que l’enseignement du Soufisme n’est pas simplement théorique. La doctrine est proposée à l’attention du croyant pour être « vérifiée » ou « réalisée » (muhaqqaq), à travers la pratique de rites particuliers, qui servent de support à la concentration sur la présence de Dieu. Parmi ces rites, il faut citer en premier lieu la mention rythmique et répétée des Noms divins (dhikr Allâh). Le Coran abonde en incitations au souvenir de Dieu : « La prière éloigne des turpitudes et des choses blâmables, mais le souvenir de Dieu est plus grand. »30 Les docteurs de la Loi donnent à ces incitations une acception restreinte : pour eux, le croyant « se souvient » de Dieu à travers la lecture du Coran ou d’invocations qui mentionnent le Nom de Dieu. Les soufis prennent cette injonction dans toute sa force et l’accomplissent avec une méthode précise. Ils obéissent ainsi au conseil que le Prophète donna à un bédouin qui se plaignait de ne pouvoir accomplir les commandements de la loi religieuse qu’avec difficulté : « Ne cesse pas de rafraîchir ta langue au souvenir de Dieu. »31

La mention du Nom de Dieu polit le cœur et nettoie l’âme des « pensées errantes » dont nous sommes les esclaves plus ou moins consentants. Le cours impétueux de celles-ci ne peut s’arrêter sans une influence spirituelle qui vienne d’au-dessus de nous-mêmes. C’est ainsi que nous pouvons, selon le conseil prophétique, « mourir avant de mourir »32, c’est-à-dire mourir à notre âme passionnelle et commencer notre voyage vers la réalisation (tahqîq) de la connaissance de Dieu. « N’est-ce pas au souvenir de Dieu (dhikr Allâh) que les cœurs s’apaisent ? »33 Les maîtres incitent l’invocateur à passer du « souvenir de la langue » (dhikr al-lisân) au « souvenir du cœur » (dhikr al-qalb), qui est concentration sur l’Invoqué seul, puis au « souvenir du secret » (dhikr as-sirr) qui est présence totale de l’être à Dieu et extinction en Lui. Mais alors, qui arrive au terme de la voie spirituelle, si la conscience de l’invocateur disparaît ? Le Soufisme nous enseigne que c’est Dieu seul qui S’invoque Lui-même, tout en mentionnant Son serviteur dans la permanence de Sa miséricorde, selon la promesse coranique :

Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous.34


  1. Cette tradition se trouve, par exemple, dans les recueils de Bukhârî et Muslim.
  2. Cor. 6 : 91.
  3. Cor. 49 : 23.
  4. La tradition est rapportée avec plusieurs variantes par Suyûtî dans Al-Jâmi’ aç-çaghîr.
  5. Cor. 50 : 16.
  6. Cor. 8 : 24.
  7. Cor. 57 : 4.
  8. Cor. 42 : 11.
  9. Cor. 59 : 22-24.
  10. Tirmidhî.
  11. Cor. 57 : 3.
  12. Cor. 2 : 115.
  13. Cor. 7 : 156.
  14. Cor. 6 : 59.
  15. Coran 17 : 110.
  16. Bukhârî et Muslim.
  17. Cor. 6 : 12.
  18. Bukhârî et Muslim.
  19. Cette tradition ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais elle est souvent citée par les soufis.
  20. Fuçûç al-Hikam, Trad. Titus Burckhardt, La Sagesse des Prophètes, Albin Michel, Paris.
  21. Cor. 51 : 56.
  22. Al-Futûhât al-Makkiyyah II 396.30. Trad. William Chittick, The Sufi Path of Knowledge, SUNY.
  23. id. II 203.3.
  24. Tirmidhî et Ibn Mâjah.
  25. Cor. 15 : 85.
  26. Tirmidhî.
  27. Bukhârî.
  28. Muslim.
  29. Cor. 68 : 4.
  30. Cor. 29 : 45.
  31. Tirmidhî.
  32. Tirmidhî.
  33. Cor. 13 : 28.
  34. Cor. 2 : 152.

Newsletter

Entrez votre adresse email pour vous inscrire.

Pour faire un don

Virement sur le compte bancaire Crédit Mutuel :

IBAN : FR76 1027 8090 7500 020 39290 104
BIC : CMCI FR 2A


Règlement par chèque bancaire à l’ordre de :

Institut des Hautes Études Islamiques
B.P. 136
05004 GAP CEDEX

Liens utiles

Nous contacter