L’avenir de la communauté islamique occidentale
Yahya Sergio Yahe Pallavicini
26-07-2003
Quel avenir prévoir pour le monde islamique ? Est-il encore possible, à l’ère de la mondialisation, de parler de différences entre Orient et Occident ? Quel rôle auront les nations majoritairement islamiques et les minorités musulmanes européennes dans le développement de la civilisation ? Dans quelle mesure la communauté islamique sera-t-elle distincte ou séparée du reste du monde ? Enfin, quel dialogue est-il possible de construire entre la tradition islamique, les autres religions et la société moderne ?
La propagation des guerres et des attentats, du prosélytisme et de l’intégrisme, de l’ignorance et de la barbarie semble occulter la réflexion qui porte sur la réelle condition de l’homme, sans tenir compte de son appartenance confessionnelle, de sa nationalité et de son niveau socioculturel. Il apparaîtra donc évident que l’incapacité de plus en plus répandue de l’homme contemporain à communiquer de manière civilisée et à connaître son prochain avec respect représente le signe de sa crise profonde. En effet, à l’époque même de la communication de masse, où l’homme semble si riche en moyens, en techniques et en langages de communication, on assiste à une pauvreté inquiétante en contenus, en sensibilité et en intelligence.
La crise internationale actuelle ne peut pas être réduite à une analyse géopolitique où l’humanité serait divisée en deux parties, chacune d’elle identifiant la partie adverse au mal et s’identifiant elle-même au bien. Cette façon de raisonner, malheureusement très répandue, ne fait qu’engendrer une partialité viciée qui risque de radicaliser de manière irréversible l’incapacité à communiquer avec ceux qui pensent d’une manière différente de la nôtre. Il en résulte la diffusion de cercles de pensée fermés dont les participants semblent éprouver une satisfaction particulière à dire et à s’entendre dire les mêmes choses, selon un processus d’auto-conviction hypnotique rapprochant psychiquement les personnes, qui ont alors la sensation de faire partie d’une élite de justes et de bons. La puissance de cette illusion est telle qu’elle permet rarement à ces personnes de se rendre compte qu’elles sont devenues esclaves de la partialité de leur pensée qui, absolutisée, leur fait inévitablement perdre le sens des proportions et une objectivité réelle. Il est sans doute convenable pour la superbe et la paresse intellectuelle propres à chaque individu d’éviter de se soumettre à l’autocritique, ou aux risques d’une confrontation sur la véridicité de sa pensée avec celle de quelqu’un d’autre. Ce qui semble plus grave, c’est l’arrogance toujours plus grande avec laquelle on revendique fréquemment sa propre pensée, si bien que les dialogues, avant qu’ils ne se transforment en conflits, se réduisent à une opposition d’idées dans laquelle semble avoir disparu toute possibilité de communication qui pourrait changer et dépasser le niveau exclusivement rationnel de la confrontation. En outre, les réflexions « exclusivement rationnelles » ne sont qu’une pure illusion dans le rapport entre les êtres humains, car elles méconnaissent toutes les vertus et toutes les autres qualités de l’être humain qui, avec la raison, quand celle-ci est éclairée, pourraient par contre permettre une ouverture intellectuelle plus large, une objectivité de jugement plus grande, et une communication plus efficace.
La disparition de la souplesse intellectuelle, du sens de l’autocritique, qui ne tombe pas dans le « victimisme », et encore la disparition de l’honnêteté, du bon goût, de la patience et de l’intelligence ; ce sont tous des signes préoccupants de la crise de l’homme contemporain. À ces signes négatifs s’ajoutent malheureusement ceux d’une minorité significative de personnes qui ont choisi de ne pas prendre parti, de ne pas participer au conflit des idées, mais de revendiquer plutôt une gestion irrationnelle, sentimentale, spiritualiste et utopique du monde. Une sorte d’attentisme abstrait qui tend à la libération du monde des conditionnements économiques et politiques où prévaut l’illusion d’une paix terrestre et d’un ordre social fondés sur les principes de l’indifférence, de l’indifférentisme et de la « désobéissance civile », une sorte d’eden du chaos.
Il apparaît donc nécessaire de trouver des réponses constructives et des solutions concrètes à cette crise de la société contemporaine afin d’éviter que le conflit ne devienne la principale forme de communication entre les peuples, et le chaos le scénario auquel les nouvelles générations choisiront d’adhérer.
Quel avenir prévoir pour le monde islamique ?
Pour qu’il puisse y avoir un avenir pour une communauté se disant « islamique », il est nécessaire de rappeler la signification de ce terme, et d’étudier les correspondances et les applications pratiques qui confèrent à la vie de chaque membre de la communauté, de chaque musulman, un caractère islamique. Nous dirons donc qu’ « islamique » est sans aucun doute synonyme de « religieux », dans le sens d’une référence constante à un ordre transcendant de la réalité qui fait dépendre de Dieu et de Son dernier prophète Muhammad (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam) le rayonnement d’une Vérité que tout musulman est appelé à reconnaître dans chaque acte de sa vie. En effet, cette consécration religieuse de l’existence ne se limite pas uniquement aux piliers du culte (la profession de foi, la prière, l’impôt purificateur, le jeûne de ramadan et le pèlerinage), mais elle implique toutes les responsabilités familiales, professionnelles, sociales et éducatives qui reviennent à chacun. Le caractère islamique d’une communauté ne se manifeste donc pas uniquement par l’observation des principes rituels, mais également par une contribution intelligente à l’ordre et à l’harmonie de la création, sans créer aucun modèle de référence formel (ou formaliste) qui risquerait d’emprisonner la création et les créatures de Dieu dans des ghettos « islamistes ». Il s’agit, aujourd’hui comme hier, de remplir ces nobles fonctions de serviteur (‘abd Allâh) et de vicaire de Dieu sur la terre (khalîfat Allâh fî-l-ard), à la lumière d’une authentique ouverture intellectuelle qui sache exprimer les valeurs de la dimension spirituelle et d’une orientation traditionnelle, également dans le monde moderne. C’est la redécouverte de cette fonction qui permettrait aux savants musulmans de transmettre, aujourd’hui encore, aux générations nouvelles, l’actualité toujours présente des valeurs universelles qui caractérisent l’expression de toute civilisation, et qui protègent celle-ci de la décadence et de la barbarie.
Civilisation arabo-islamique ?
Le monde contemporain semble sujet à une certaine confusion quant à la véritable nature de l’Islam, en partie en raison d’une association erronée, fort répandue, qui identifie la communauté islamique aux nations arabes.
Monde arabe et monde islamique, non seulement ne coïncident pas, mais appartiennent à deux réalités différentes. Le monde arabe est l’expression culturelle d’une variété de peuples qui vivent dans les régions et les nations de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, réunis par une langue commune, la langue arabe, qui a été à l’origine de nombreux dialectes locaux souvent très différents les uns des autres. Au sein du monde arabe, vivent depuis toujours des personnes qui ont les mêmes racines linguistiques et culturelles bien qu’appartenant à des religions et à des nationalités différentes. De manière différente, le monde islamique correspond à l’espace dans lequel les membres de la communauté islamique peuvent pratiquer leur propre culte dans des conditions de paix, de liberté et de respect. Nous pouvons donc dire que le monde entier est islamique, pas seulement dans le sens étymologique de « soumis à la volonté de Dieu », mais également dans le sens d’une présence de fidèles musulmans désormais répartie dans toutes les régions du monde, si bien que l’on ne peut plus limiter le monde islamique par des frontières territoriales, nationales ou culturelles. Une comparaison analogue peut être faite avec le monde chrétien catholique qui, s’il a été associé au Saint Empire Romain d’Occident dans le passé, ne peut certes plus aujourd’hui être associé ni limité aux frontières de l’Union Européenne. Cette éclaircissement nous permet de souligner la nature spirituelle des religions et leur caractère universel qui, même si celles-ci étaient liées dans le passé à l’histoire d’un peuple déterminé ou à la diffusion d’une langue, ne peuvent pas être restreintes, limitées ou associées à des frontières géographiques précises ou à des systèmes politiques particuliers.
La religion, la langue et la culture dépassent, par leur nature même, les exigences des États et des gouvernements. Par contre, il appartient aux systèmes de gouvernement des différents États de garantir les conditions de paix, de liberté et de dignité qui permettent à chaque croyant de pratiquer sa foi et de la conformer au respect de l’ordre juridique et d’un sain pluralisme confessionnel.
Ce qui a été dit jusqu’ici nous permet par conséquent d’éliminer le stéréotype dangereux d’une association et d’une opposition artificielle entre deux mondes : Occident-chrétien et Orient-islamique. Depuis des siècles, chrétiens et musulmans vivent aussi bien en Occident qu’en Orient et, pour cette raison même, représentent l’instrument le plus évident de l’universalité du message religieux, et jouent le rôle fondamental de frères spirituels, de médiateurs interculturels et de dignes citoyens.
La principale caractéristique de la civilisation islamique, en plus d’exprimer depuis toujours un pluralisme de peuples et de cultures, est d’être une civilisation que nous nous plaisons à appeler « coranique », dans le sens d’une civilisation qui se reconnaît unie dans le miracle de la langue de la Révélation de Dieu, dans le miracle de la Parole de Dieu qui se renouvelle à travers la pratique quotidienne de chaque musulman, lorsque celui-ci communique avec son Seigneur en faisant résonner intérieurement et extérieurement Sa Parole. Ces sons, ces mots et leur signification appartiennent à la langue de Dieu en tant que moyen de communication et de participation à Sa Vérité qui réussit miraculeusement à être « lue » dans le cœur de chaque membre de la communauté islamique, pourvu qu’il ne confonde pas la langue de Dieu avec la langue d’un peuple, et les contenus de la Révélation avec sa culture personnelle.
Est-il encore possible, à l’ère de la mondialisation, de parler de différences entre Orient et Occident ?
Le risque d’une homologation et d’un nivellement uniforme du genre humain provoqués par la politique d’une économie globale et d’une communication virtuelle ou multimédiale ne pourra pas être conjuré par la création artificielle d’une révolution « anti-mondialisation » ou d’un fondamentalisme « islamiste » qui voudraient s’opposer à l’impérialisme « culturel » ou à la nouvelle colonisation avec la même mentalité et sans propositions alternatives valables. Il faut se résigner à admettre que la globalisation a de toute façon produit, bien que de manière discutable, une plus grande connaissance et une plus grande communication entre les peuples et, par conséquent, un mélange de certaines valeurs typiques de l’Orient et de l’Occident. Parallèlement, certaines caractéristiques de l’Occident ont été exportées de manière accélérée en Orient. En effet, nous voyons toujours plus d’Orientaux ayant adopté le mode de vie et la mentalité typiques de l’Occident moderne et, parallèlement, des Occidentaux ayant assimilé le goût pour une réorientation de leur vie, dans la découverte de dimensions et de perspectives oubliées depuis longtemps en Occident. Ce mélange, si nous excluons les cas qui ont provoqué confusions et crises d’identité, a sans aucun doute également produit des bénéfices : certains Orientaux ont redécouvert un dynamisme intellectuel perdu, et certains Occidentaux ont retrouvé le goût pour la contemplation et pour une vision de l’existence moins matérielle et moins superficielle.
Par conséquent l’Orient et l’Occident, sous l’effet de la mondialisation, ont peut-être perdu certaines caractéristiques spécifiques au bénéfice d’un échange ou d’un mélange qui a vu certains Orientaux acquérir une forme ou un modèle de vie, et certains Occidentaux retrouver un contenu plus profond à donner à leur vie. Il est possible que la nature de l’Orient et la nature de l’Occident soient destinées à être redimensionnées à la lumière de la mondialisation, mais ce qui ressort de manière évidente, c’est le bénéfice indiscutable de ce dernier rayonnement de l’Orient spirituel qui permet encore aux Occidentaux modernes de renouveler leur relation au sacré, et de ne pas tomber dans les suggestions liées au fanatisme religieux ou à l’exclusivisme idéologique.
Ces deux dernières formes de défense contre la globalisation méritent une réflexion adéquate car elles expriment en réalité la crise profonde de l’homme moderne, aussi bien dans le domaine religieux que dans les milieux intellectuels.
Le fanatisme confessionnel représente la radicalisation d’un sentiment religieux utilisé comme moyen de réaction à la mondialisation par ceux qui ont peur de perdre leur identité. Paradoxalement, cette opposition, outre le fait de provoquer des réactions éloignées de toute correspondance avec la doctrine de toutes les religions, fait apparaître l’état de crise préoccupant dans lequel se trouvent les communautés religieuses dans le monde, après des siècles de confrontation avec la sécularisation et le monde moderne. En effet, toutes les communautés religieuses ont essayé, au cours de ces derniers siècles, de répondre à la modernité en alternant réactions de défense et compromis dans beaucoup de cas jusqu’à adopter les marques du monde moderne afin de garantir la continuité de la pratique de leur foi.
On en est donc arrivé à ce processus de modernisation de la religion qui a amené à des compromis parfois préoccupants où, au lieu d’exprimer l’immanence divine dans tous les aspects de la vie, on assiste à un quasi-culte pour la sacralité de la modernité qui entraîne une réadaptation formelle de la religion en dehors de son contexte traditionnel.
Depuis des siècles, les représentants des communautés religieuses débattent sur la nécessité d’une réforme religieuse et sur la conservation des caractéristiques traditionnelles. Les réformistes concentrent leur attention sur les caractéristiques de la société et sur la nécessité d’être en phase avec les moyens et les temps modernes pour une communication efficace des principes religieux qui, autrement, risquent, selon eux, de devenir « démodés ». Les traditionalistes quant à eux, se concentrent sur la doctrine symbolique de la création et sur la nature spirituelle de l’homme, en dépit des changements de la société. Ce débat a suscité chez les fidèles des interprétations et des tendances qui amène à des choix parfois extrêmes, qui ne sont plus faits en vertu d’un meilleur chemin de purification et de participation spirituelle mais par rapport à une plus ou moins grande affinité avec la modernité.
La conséquence la plus évidente de ce débat entre tradition et réforme a été la perte d’une priorité spirituelle à l’intérieur de la communauté des croyants et ainsi que la dispersion des religieux dans un grand nombre d’écoles de pensée, divisées selon les degrés et les nuances de compatibilité entre religion et modernité.
Ce qui a fini par manquer dans presque toutes les communautés religieuses, c’est la prévalence d’une réaction intellectuelle constructive qui aurait su, non seulement se préoccuper, de manière légitime, des changements de l’époque, du développement de la société, de l’approfondissement de la doctrine sacrée, et de la responsabilité spirituelle de l’homme, mais qui aurait également été en mesure de réunir l’ensemble de ces aspects en une harmonieuse continuité avec la tradition tout en garantissant un équilibre hiérarchique à l’ordre de la création.
La perte de cette voix sapientielle a entraîné une opposition artificielle entre Occident sécularisé et Orient spirituel, et maintenant, avec la mondialisation, on risque d’assister à de nouvelles formes de fermeture et de révolte toujours plus confuses, comme le sont justement le fanatisme religieux ou l’exclusivisme idéologique.
Cette dernière forme correspond à la négation de tout pluralisme et de tout droit à la libre pensée, créant une discrimination tellement intransigeante et radicale envers d’autres formes de « sous-culture » qu’elle légitimerait non seulement la supériorité de son propre modèle de culture, mais finirait même par imposer sa « culture » comme modèle unique pour tous.
Cela dit, le véritable antidote au risque d’une homologation monoculturelle ne pourra être trouvé dans les radicalismes réactionnaires et puritains des nouveaux ghettos « alternatifs », mais plutôt à travers un courant qui sache interpréter avec intelligence certains effets superficiels de la mondialisation à la lumière d’une symbiose retrouvée avec les principes et les valeurs universels. À partir de ce courant pourrait par la suite se constituer de cette école intellectuelle de personnes qui sont capables de donner à la réalité du monde et à ses formes son juste poids, y compris la relativité de phénomènes comme la modernité et la mondialisation. Il appartiendrait à ces intellectuels la fonction et la capacité d’exprimer, dans le monde moderne et « globalisé », la continuité traditionnelle d’une spiritualité vécue avec naturel, sans confondre les adaptations formelles avec les formalismes, ni prétendre modifier ce qui est éternel avec le moderne ou confondre le global avec l’universel.
En 1951, mourait au Caire René Guénon, écrivain français converti à l’islam, qui avait trouvé en Égypte l’endroit où vivre les vingt dernières années de sa vie et où il découvrit et suivit les enseignements de plusieurs maîtres musulmans.
Auteur de livres importants, comme Orient et Occident et La crise du monde moderne, Guénon a influencé par son œuvre de nombreuses personnes, dans le monde entier, qui ont essayé de réorienter leur existence selon des valeurs spirituelles et un dynamisme intellectuel retrouvé.
D’après ses paroles : « Restaurez une perspective métaphysique et les conséquences seront incalculables. » La crise de la société contemporaine semble résider justement dans la perte de cette dimension spirituelle, dans la contamination de l’intellectualité pure au profit d’une rationalisation exaspérée et peu intelligente, dans l’abandon des certitudes de la doctrine sacrée en faveur de pseudo-cultures qui alimentent les insécurités de l’âme passionnelle, dans la sensibilité perdue par l’homme moderne du bon goût et de la qualité de la contemplation en vertu d’une hyperactivité obsessionnelle qui produit la misère et « le règne de la quantité », dans l’oubli de la nature de la création et de la finalité de l’existence qui provoque la barbarie entre les peuples et l’ignorance entre les individus.
Ses méditations sur la crise de l’homme moderne, la mentalité profane, scientifique, psychologique, anthropologique, épistémologique, démocratique, ont à tort placé Guénon parmi les intellectuels « traditionalistes », à côté d’autres auteurs conservateurs qui font souvent l’objet d’une discrimination factieuse de la part du « monde bien pensant de la culture occidentale », pour le seul fait qu’elles expriment des réflexions différentes de la tendance du marché et de la mode du moment.
Dans le cas de Guénon, ce rapprochement a eu au moins deux conséquences négatives. La première fut sans aucun doute celle de le « cataloguer » dans les méandres des « amateurs de la tradition et des sciences ésotériques », en méconnaissant la portée du renouveau intellectuel de son œuvre qui va bien au-delà de ces cercles littéraires et occultistes restreints. Paradoxalement, ce sont justement ces cercles pseudo-littéraires qui revendiquent la défense de l’œuvre de Guénon en utilisant les armes ridicules et artificieuses d’un « langage guénonien » ou d’un « culte ésotérique de sa fonction » pour légitimer leur incapacité à s’occuper des responsabilités spirituelles incombant à chaque homme, et pouvoir ainsi justifier leur détachement des « choses de ce monde » et leur attachement morbide à l’imagination individuelle au sujet de l’au-delà.
La deuxième conséquence est que l’on assiste à une réévaluation et à une instrumentalisation dangereuses de l’œuvre de Guénon comme inspirateur d’une réaction « traditionaliste » ou « spiritualiste » face au monde moderne. Il s’agit en réalité de véritables tentatives de manipulation de la doctrine universelle pour légitimer certains courants de pensée ou de pouvoir qui ne sont intéressés que par le contrôle de ce monde, et qui n’ont aucune sensibilité pour le sacré.
D’un côté, nous avons les prisonniers de l’imagination de l’autre monde qui deviennent souvent les théoriciens du détachement de ce monde et, de l’autre côté, nous avons les militants des illusions de ce monde qui créent une confusion sur la réalité de l’autre monde. Prisonniers et théoriciens, imaginations, illusions et confusions. Ce sont toutes les expressions d’un éloignement d’une authentique perspective traditionnelle et spirituelle. Mais nous devons surtout reconnaître qu’il y a, chez certains de ces mauvais lecteurs, une incapacité chronique à distinguer et à réunir, sans les confondre, ce monde avec l’autre monde, et par conséquent à comprendre et à appliquer dans leur vie les enseignements du Shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ René Guénon. Ce n’est pas par hasard si c’est justement de cette manière qu’il était appelé, au Caire, par le digne recteur de l’Institution Religieuse d’Al-Azhar, le Shaykh ‘Abd al-Halîm Mahmûd, qui connaissait et appréciait Guénon en tant que savant musulman occidental. Parmi les mérites reconnus à Guénon par le recteur d’Al-Azhar, il y avait sans aucun doute son extraordinaire préparation vis-à-vis de la doctrine sacrée et des correspondances de celle-ci à l’intérieur des différentes traditions religieuses, ainsi qu’une rare capacité à transmettre cette connaissance, sans la vulgariser, dans un langage encore accessible à l’Occident moderne.
Il s’agissait alors de réussir non seulement à décrire un cadre traditionnel dans un monde qui oubliait de plus en plus son origine céleste, mais aussi de stimuler chez les lecteurs la conscience de pouvoir surpasser la crise de l’homme moderne et de pouvoir retrouver l’ordre et la dignité perdus. Un tel devoir n’incombe pas à de simples écrivains, mais il devient la fonction maïeutique naturelle de ceux qui, tout en continuant à lire et à écrire, ont retrouvé le goût du témoignage spirituel.
L’avenir de la civilisation islamique occidentale
Dans ce panorama, la présence d’une communauté de musulmans occidentaux qui sauraient suivre l’exemple intellectuel islamique du Shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ Guénon représente une possibilité particulièrement intéressante pour l’avenir de la communauté islamique et de la civilisation occidentale. La réorientation traditionnelle opérée par les membres de cette communauté unie à la conscience des caractéristiques historiques, scientifiques et culturelles qui ont déterminé le progrès et le développement du système de vie occidental permettrait en effet à ces musulmans de représenter un exemple d’universalité islamique intégrée dans la société contemporaine.
Il serait souhaitable que ces musulmans occidentaux puissent donner plus de visibilité et un plus grand écho à une perspective intellectuelle qui saurait renouveler la contribution des réflexions des savants islamiques quant à l’histoire du monde et à la science, sans tomber dans l’opposition horizontale ou dans une confusion entre sacré et profane, entre réalité spirituelle et matérielle.
La contribution de ces savants musulmans occidentaux devrait s’étendre également à des domaines de responsabilité politique et principalement éducative pouvant permettre le bénéfice d’une réflexion de nature religieuse qui ne soit pas limitée à des cadres purement dogmatiques et rituels, mais qui participe activement aux décisions et aux directives de tout gouvernement.
Il ne s’agit pas d’islamiser ou de christianiser la démocratie ou l’économie mais de représenter, dans le respect d’une laïcité entière et d’un pluralisme équitable, une dimension traditionnelle ouverte et intellectuellement honnête qui sache préserver l’ordre et l’équilibre dans le monde sans oublier la priorité : le salut de l’âme.
La constitution de républiques, d’écoles ou de banques toutes dites « islamiques » semble avoir produit en réalité des ghettos politiques, éducatifs et économiques qui tendent à revendiquer seulement une forme islamique adaptée au système occidental plutôt qu’à apporter une contribution de sensibilité islamique à intégrer avec sagesse dans les formes du monde.
Pour un développement qualifié de la civilisation islamique, il sera fondamental de valoriser la profondeur de cette sensibilité spirituelle sans laquelle la communauté islamique risquerait de régresser et de s’identifier avec la nostalgie de son glorieux passé.
Les intellectuels musulmans occidentaux sont donc appelés à jouer ce rôle de renouvellement intellectuel islamique dans tous les domaines de la société civile, qui permet encore aux valeurs spirituelles de l’homme d’être présents dans la politique intérieure et extérieure, et d’éviter le monopole du matérialisme et la propagation de l’athéisme.
Dans cette fonction, les musulmans occidentaux pourront également trouver un soutien valable dans le dialogue avec les autres communautés religieuses, conscientes elles aussi de la nécessité de préserver le patrimoine spirituel de l’humanité des logiques de pouvoir exclusivement économique. Le développement d’un dialogue inter-religieux et d’une éducation interculturelle au sein d’un système politique démocratique, où la laïcité de l’État permettrait la libre expression et la participation active des communautés religieuses à la croissance de la société civile, dans un climat de respect de l’unité nationale et d’un pluralisme sain, telles semblent être les caractéristiques déterminantes pour l’avenir. Dans l’attente d’une solution à la crise du Moyen-Orient, les relations entre l’Europe et les Pays qui donnent sur la Méditerranée peuvent représenter un signe important de développement pour une connaissance et un meilleur rapport entre les peuples et entre les musulmans.
Dans ce processus, les intellectuels musulmans occidentaux semblent appelés à remplir cette importante fonction de point de référence qui permettra une réelle rencontre entre l’Occident et l’Islam et en conjurant les instrumentalisations factieuses qui peuvent amener à un affrontement entre civilisations. L’avenir de la communauté islamique dépend de la manière dont réussiront à se tisser les relations avec les changements de l’époque et avec les différentes situations historiques, juridiques, économiques et culturelles dans le monde. Il est inutile de dire que si la communauté islamique conserve son caractère de souplesse intellectuelle et d’intégrité spirituelle, les relations qui seront partagées avec les autres communautés religieuses, cultures, nations et concitoyens bénéficieront d’un enrichissement mutuel qui amènera à la croissance de l’ensemble de la communauté internationale. Autrement, si de la part des musulmans prévalait une attitude de fermeture intellectuelle ou de défense hyper-critique vis-à-vis des autres et du monde qui change, nous devrions assumer la faute d’avoir été complices du chaos et incapables de suivre efficacement l’exemple éclairé du Prophète et des savants dans la victoire des forces du bien sur celles du mal.