Le rattachement à Dieu et la cohésion spirituelle

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

13-07-2010

La religion est le chemin vers l’Un. Bien qu’il soit usuel, dans la doctrine du soufisme comme dans la théologie mystique chrétienne, de diviser ce chemin en diverses étapes1, c’est toujours Dieu seul qui œuvre en l’homme, avec le concours actif de celui-ci, dans l’effort constant de l’aspiration spirituelle et l’abandon confiant aux menées de la Grâce. Dieu signe Son œuvre en l’homme du sceau de l’unité. Ainsi la voie spirituelle est-elle avant tout unification progressive par Dieu, union avec Dieu, unité en Dieu. Comme un témoignage de cette orientation fondamentale, le terme latin religio lui-même dérive du verbe relegere qui signifie « rassembler » ou « recueillir ce qui est épars ». Car l’homme déchu, chassé du voisinage paradisiaque de l’arbre de Vie, a perdu son centre et se retrouve morcelé, divisé, privé de sa dimension spirituelle. La religion l’aide à se rassembler, à se recueillir. Une autre étymologie souvent citée à ce propos rapporte le terme religio à religare qui signifie « relier ». La religion est alors ce qui relie l’homme à Dieu, mais aussi les hommes entre eux2. L’unification doit donc se produire à la fois selon l’axe vertical et selon l’axe horizontal, en « longueur » (tûl) et en « ampleur » (‘ard) pour reprendre les termes islamiques. C’est un même mouvement qui ramène l’homme à Dieu et qui le rapproche des autres hommes, car eux aussi sont faits « à l’image de Dieu et à Sa ressemblance », ou « selon la forme du Miséricordieux » (‘alâ çûrati-r-Rahmân).

On garde en mémoire l’affirmation solennelle du Christ, lorsqu’un Pharisien lui demande : « “Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ?” Jésus lui dit : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les prophètes.” »3 Le Christ rappelait ainsi simplement l’injonction de Dieu à Israël4. Comme dans le judaïsme et le christianisme, l’islam, selon sa propre perspective, lie la foi en Dieu et l’amour du prochain, en vertu du hadîth prophétique rapporté par Anas : « Aucun de vous n’est croyant tant qu’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même »5. L’adhésion à Dieu dans une foi sincère et la cohésion entre croyants dans la véritable charité spirituelle sont donc indissociables.

La doctrine islamique de l’attachement à Dieu, et de l’harmonie entre les croyants que cet attachement entraîne nécessairement, comporte de nombreux aspects. Nous voudrions mentionner ici certaines de ses conséquences dans la dimension plus spécifiquement liturgique (du grec leitourgia, qui traduit fidèlement l’arabe ‘ibâdah, « service d’adoration »), et suggérer sa filiation directe avec la doctrine métaphysique. Il existe en effet des manifestations symboliques profondes de ce double lien avec Dieu et avec les autres hommes, notamment dans le rite de la prière canonique (çalâh) dont tous les gestes comportent de multiples sens. Les sens les plus élevés ressortissent bien évidemment à la doctrine métaphysique. L’adhésion à Dieu et la cohésion spirituelle entre croyants se manifestent, au cours de la prière, par deux dispositions rituelles particulières, qui portent respectivement les dénominations d’ « attachement » (ta‘alluq) et d’ « alignement serré » (taraçç).

L’ « alignement serré » apparaît nettement au moment de la prière canonique faite en commun, quand les fidèles se rassemblent en rangs derrière l’imâm. Il s’agit alors de se placer en rangées bien régulières, comme le précisent plusieurs ahâdîth du Prophète (sur lui la Paix et la Bénédiction de Dieu). Par exemple, le Prophète disait : « Égalisez vos rangs, sinon Dieu vous ferait détourner vos visages les uns des autres. »6 Ce détournement est compris, en son sens exotérique, comme étant alors provoqué par des conflits de préséance. On trouve aussi : « Observez vos rangs dans la prière, car se tenir en rangs fait partie de la perfection de la prière. »7 Anas rapporte encore la tradition suivante : « Le second appel à la prière étant fait, l’Envoyé de Dieu tourna vers nous son visage et dit : “Observez vos rangs, et serrez-vous les uns contre les autres, car je vous vois par derrière mon dos.” » Et Anas, dans une autre version du même hadîth, ajoute : « Chacun de nous mettait en contact son épaule avec celle de son voisin et son pied avec celui de son voisin. »8

Cette attitude rituelle trouve son fondement scripturaire dans le verset suivant : « En vérité, Dieu aime ceux qui combattent dans Sa Voie en rangs serrés (çaffan), comme s’ils formaient un édifice solide (bunyân marçûç). »9 Ibn ‘Arabî commente ainsi ce verset : « Pendant la prière, les rangées doivent être disposées de cette façon car, à l’inverse, il n’est plus question de la Voie de Dieu tant que chaque rangée n’est pas continue et que les hommes n’y sont pas serrés l’un contre l’autre (taraçç). Une fois cet ordre installé, la Voie de Dieu apparaît avec évidence. Celui qui se comporte différemment, en laissant des brèches s’établir dans les rangs, concourt à rendre la Voie de Dieu discontinue et à en supprimer, ipso facto, l’existence. »10 La racine Rçç, qui se retrouve dans les mots marçûç et taraçç, signifie « presser », ou « souder ».

La Voie de Dieu est la direction rituelle (qiblah) qui est rigoureusement perpendiculaire aux rangs ainsi formés, et qui apparaît alors comme le rayon d’un cercle dont les croyants en prière occupent la circonférence. La ligne formée par la rangée doit être continue. Toute interruption par des vides détruit cette construction de la circonférence et rend impossible la saisie du rayon, qui constitue l’orientation juste. Il faut donc, dit Ibn ‘Arabî, que « cette juxtaposition continue (raçç) se réalise »11. Il ajoute plus loin : « La Voie de Dieu est ainsi faite à l’instar de la ligne continue dont la réalité est constituée de points contigus entre lesquels ne se trouve aucun espace vide qui la rendrait discontinue. »12 Il n’y a en effet aucune discontinuité dans la Création de Dieu : « Béni soit celui qui a créé sept cieux superposés, sans que tu vois de faille dans la création du Miséricordieux. Tourne les yeux ! Aperçois-tu quelque brèche (hal tarâ min futûr) ? »13 Ibn ‘Arabî explique que, en créant une rangée continue, les croyants imitent l’acte de Dieu et deviennent à leur tour créateurs (khallâq), afin que prenne son sens la Parole de Dieu : « Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs (ahsanu-l-khâliqîn) ! »14

Si la création de Dieu n’a pas de faille, c’est parce qu’elle procède des Noms divins qui se situent eux-mêmes en parfaite « contiguïté ontologique » (taraçç) en Dieu. Ibn ‘Arabî en donne l’explication suivante : « C’est ainsi que le Vivant est dans le “voisinage” ontologique contigu (jânib) de l’Omniscient et que, entre ces deux noms divins, aucun vide ontologique (farâgh) ne peut se trouver pour recevoir un autre attribut. »15 Dieu ne laisse aucune Qualité positive en dehors de Son Etre et les rassemble en Son Unité, comme des relations en interconnexion. Ainsi la création est-elle tissée de façon parfaite, tout entière emplie de l’effusion de l’Etre sans qu’il y ait en elle le moindre défaut.

Les croyants qui combattent dans la Voie de Dieu (al-muqâtilûna fî sabîli-Llâh) doivent réaliser ce rang serré extérieur (çaff) qui définit l’orientation (qiblah), comme ils doivent se rassembler intérieurement (qabd) pour se concentrer sur Dieu, dans l’adoration parfaite (ihsân), qui réside, selon le hadîth rapporté par ‘Umar, dans l’adoration de Dieu « comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit »16. À l’image de l’alignement serré de la prière, le combat dans la Voie de Dieu consiste à combler les vides béants de l’âme (nafs) et à repousser les suggestions psychiques d’origine satanique qui s’infiltrent par les brèches. Il est impossible de ne pas mentionner ce passage de la sourate de la Caverne, dans lequel Dhû-l-qarnayn, à la demande des habitants d’une contrée déshéritée, construit une muraille (sadd) entre deux monts pour les protéger des hordes de Gog et Magog (Ya’jûj wa Ma’jûj) qui « sèment le scandale sur la Terre » (mufsidûna fî-l-ard)17. « Les Ya’jûj et les Ma’jûj se montrèrent incapables d’escalader le rempart ou d’y pratiquer une brèche. »18 Le combat est donc avant tout mené contre les vagues psychiques qui se brisent sans cesse sur la digue de la prière, contre le bruit intérieur qui s’efforce de couvrir la Parole bénie de Dieu. Le croyant inséré dans le rang, comme la pierre taillée dans une muraille, est protégé contre les tendances périphériques et ramené à l’orientation vers l’essentiel.

C’est là l’adoration propre aux anges, comme le rappelle ce verset du Coran : « Par ceux qui sont placés en rangs (wa-ç-çâffâti çaffan) ! Par ceux qui repoussent violemment ! Par ceux qui récitent l’invocation ! »19 Ceux qui sont rangés en rangs (çaff) sont les légions des anges qui adorent Dieu20. Mais ce sont aussi les hiérarchies initiatiques où s’échelonnent les différentes stations spirituelles (maqâmât) puisque le mot çaff a été rapproché du mot çûf (laine), à l’origine de la dénomination du soufisme21. Il faut aussi mentionner les « gens du banc » (ahl aç-çuffah) qui étaient les plus pauvres, et vivaient sur un banc de la mosquée de Médine, au voisinage des appartements du Prophète22.

La pratique du soufisme (taçawwuf), qui est de façon éminente le combat dans la Voie de Dieu, comprend aussi de nombreux symboles de cet alignement serré. Le chapelet (misbâh) utilisé pour l’invocation des Noms de Dieu, ou des formules initiatiques (awrâd ou adhkâr) qui en sont des substitutions symboliques, manifeste, par la juxtaposition de ses quatre-vingt dix neuf grains, la contiguïté ontologique des Noms divins. Le chapelet se referme sur lui-même après le parcours circulaire des Noms, comme Dieu enveloppe toute la Réalité. L’invocateur devra trouver la rectitude de l’intention dans la concentration, et ne laisser aucune distraction s’infiltrer entre les répétitions, de même qu’il n’y a aucun vide entre les grains. L’invocation devient alors comme un filet qui rassemble les parties éparses de l’âme en une seule adoration.

L’harmonie de la Voie de Dieu se manifeste avec une clarté évidente dans l’invocation collective du Nom Allâh, qui commence par la modulation du « A » initial. Le son « a » est appelé en arabe « fathah », un mot qui signifie « ouverture », et que l’on doit prendre ici dans son sens symbolique d’ouverture victorieuse à la Réalité divine. La modulation répétée permet d’unir la voix et l’intention des invocateurs en une parole unique, qui rend seule le témoignage de la Présence de Dieu. Ibn ‘Atâ’ Allâh commente ainsi la signification symbolique du alif : « Le nom de la lettre alif est dérivé de “bonne compagnie” (ulfah) et le fait de “s’unir”, “s’accorder” (ta’lîf). Toutes les créatures sont en accord par Allâh sur la connaissance de Son Unicité (tawhîdiHi) et sur la connaissance qu’elles ont de lui comme Dieu et Existentiateur, Créateur et Pourvoyeur. »23 Le alif est donc le support de l’attestation de l’Unicité divine (tawhîd), qui unit les hommes entre eux, par-delà les nécessaires différences confessionnelles. Le alif a proprement la forme rectiligne de la Voie de Dieu, « la voie droite » (aç-çirât al-mustaqîm). Un peu plus loin, Ibn ‘Atâ’ Allâh voit dans cette forme comme le rayon issu du point initial : « Quand le point voulut être nommé par le nom al-alif, après qu’il eut déjà été désigné comme l’Unité, il s’allongea en vue de l’épiphanie et de la manifestation et descendit de la même manière que les réalités les plus sublimes descendent vers le monde le plus inférieur afin de faire connaître par lui la réalité de Son Essence ; il devint cet alif qui fut ainsi nommé pour stabiliser (par le lien subtil qui les unit toutes à lui) le monde des lettres, et il fut connu en tant que alif. »24

« Allâh institue Son Nom pour qu’il soit employé dans l’énonciation et l’invocation et pour que nous nous rattachions à Lui (ta‘alluq) »25, précise Ibn ‘Atâ’ Allâh. Ce rattachement ou cette adhésion à Dieu par l’intermédiaire du Nom fait référence à la racine ‘LQ, qui signifie « s’attacher », et se trouve dans une des sourates du Coran, « L’adhérence » (al-‘alaq). « Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’une adhérence (min ‘alaq). Lis ! Car ton Seigneur est le Très-Généreux, qui a enseigné par le Calame. Il a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas. »26 Ce mot ‘alaq désoriente bien des traducteurs, qui le rendent par « caillot de sang », en référence à la formation de l’homme dans la matrice maternelle (rahim). Ces versets ont une importance particulière puisqu’ils constituent les premiers révélés au Prophète dans sa retraite du Mont Hirâ’27, lorsque l’ange de Dieu vint à lui sous la forme d’un homme. « Lis ! », lui ordonna l’ange, à quoi il répondit : « Je ne suis pas de ceux qui lisent » Sur ce, ainsi qu’il l’a rapporté lui-même, « l’ange me saisit et me serra entre ses bras jusqu’à l’extrême limite de ce que je pouvais supporter. Puis il relâcha son étreinte et me dit : “Lis !” — “Je ne suis pas de ceux qui lisent”, répondis-je de nouveau, et il me reprit dans son étreinte jusqu’à ce que je sois parvenu au bout de ma résistance ; sur quoi il me relâcha et dit une troisième fois : “Lis !” et je réitérai ma réponse : “Je ne suis pas de ceux qui lisent !” Cette fois encore, il m’étreignit comme avant, puis me libéra.» « Les premiers versets furent alors révélés, et “c’est comme si ces mots avaient été écrits sur mon cœur.” »

L’ordre fondateur de la révélation coranique (iqra’) est semblable à l’ordre existentiateur, le « kun ». L’un et l’autre procèdent du Calame divin (al-qalam) qui est l’Ordre initial (al-amr), le Verbe, symbolisé justement par la lettre alif qui permet la « descente » dans la manifestation à partir du point initial. Dans ce verset, Dieu Se révèle comme le Créateur de l’Homme, et Son Initiateur à la connaissance salvifique et illuminatrice synthétisée dans le Coran, « au nom de Dieu le Miséricordieux, le Très-Miséricordieux » (bismi-Llâhi-r-Rahmâni-r-Rahîm). La Miséricorde surabondante de Dieu dilate les Noms divins de leur état de contraction ontologique afin qu’ils puissent exprimer leurs réalités propres. La Création résulte de l’expression de ces Qualités. C’est l’ « expir du Miséricordieux » (nafas ar-Rahmân). La Miséricorde de Dieu (rahmah) constitue en quelque sorte la Matrice de la manifestation (rahim). ‘Abd-al-Karîm al-Jîlî cite ce hadîth : « Il fit la Matrice et l’a prise de la taille du Miséricordieux », et commente : « La Matrice s’accroche (fa-tu‘alliqa-r-rahim) à la taille du Miséricordieux en vue de réaliser le lien entre le Seigneur et l’assujetti. [...] Considère ce rattachement (ta‘alluq) à la taille du Miséricordieux et applique-toi à en bien comprendre le secret. Certes, Allâh — gloire à Lui et exalté soit-Il — est bien au-delà de l’être séparé qui s’unit ou de l’être uni qui se sépare. »28 L’adhérence (‘alaq) est donc l’intermédiaire ou l’isthme (barzakh) entre le Seigneur et la manifestation.

Cette adhérence représente donc le prototype universel de l’Homme parfait (al-insân al-kâmil). On a vu plus haut que le Prophète avait été pressé entre les bras de l’ange de Dieu, jusqu’à l’adhérence la plus grande. Il s’agit là encore du « symbole suprême » (al-mathal al-a‘lâ), selon la Parole du Coran : « A Dieu est le Symbole suprême » (li-Llâhi-l-mathalu-l-a‘lâ)29 qui s’identifie à la Réalité muhammadienne (al-haqîqah al-muhammadiyyah), la réalité synthétique de la manifestation, puisque le Prophète reçut en dépôt dans son cœur la « synthèse des paroles » (jawâmi‘ al-kalim).

La forme principielle du Prophète est encore « la meilleure des dispositions » (ahsan taqwîm), qui constitue la véritable nature primordiale de l’Homme intégral. Puis l’homme fut déchu dans sa forme actuelle : « Certes Nous avons créé l’homme dans la meilleure des dispositions, puis nous l’avons ramené plus bas que tout. »30 Cette « meilleure des dispositions » est aussi celle que Dieu nous offre comme modèle : « Certes vous avez en l’Envoyé de Dieu un excellent exemple (uswah hasanah). »31 Ibn ‘Arabî précise cet aspect, encore en relation avec l’attachement : « Dieu possède un amour double (mahabbatân) ou encore un double attachement (ta‘alluqân) dans l’amour qu’Il porte à Ses serviteurs, et cette affection est une propriété inhérente à Sa volonté. Un tel amour est celui que Dieu témoigna aux créatures, dès l’origine, et par lequel Il leur a accordé de se conformer à Lui comme le font les Envoyés eux-mêmes — que la paix de Dieu soit sur eux tous. »32 L’attachement de Dieu pour l’homme se manifeste par la Création, et par l’envoi de Ses messagers porteurs de la Révélation qui permet le retour vers Lui.

Cette association symbolique de l’adhérence et de la Réalité muhammadienne se retrouve dans la prière canonique, au moment de la prosternation (sujûd). Au cours de la prosternation, le corps du fidèle repose sur sept points. Selon Ibn ‘Abbâs, le Prophète a dit : « J’ai reçu l’ordre de faire la prosternation sur sept parties osseuses du corps : le front — et de sa main il montrait son nez — les deux mains, les deux genoux et les extrémités des deux pieds. »33 Ces sept points adhérant fortement au sol symbolisent l’adhérence de la réalité essentielle de l’Homme à l’impénétrabilité divine (aç-Çamad). Un hadîth rapporté par Ibn ‘Abbâs relate : « On demanda : “Qu’est-ce que le Çamad ?” Le Prophète répondit : “C’est le Seigneur (as-sayyid) sur lequel on s’appuie (al-maçmûd ilayhi) dans le besoin. »34 La racine çmd signifie en effet « tenir ferme ». Au moment de la prosternation, le fidèle dessine sur le sol, en se repliant sur lui-même et en reposant en équilibre sur sept points, l’hiéroglyphe du nom Muhammad, qui représente une étoile. Le Prophète écartait largement les bras au moment de la prosternation, pour manifester symboliquement cette forme parfaite35. Tête, mains et pieds ont retrouvé auparavant leur pureté rituelle au cours de l’ablution (wudû’). Le Prophète disait : « Lorsque les gens de mon peuple seront appelés au Jour de la Résurrection, ils auront au front et aux mains des marques brillantes, traces de leurs ablutions. Que celui d’entre vous qui pourra agrandir ses marques brillantes le fasse. »36 Et aussi, à propos des habitants de l’Enfer : « Tout le corps de l’homme sera dévoré par le feu, sauf les traces de prosternation. »37 La réalité essentielle de l’homme est bien tout entière « lumière muhammadienne » (an-nûr al-muhammadî). Quand le fidèle se redresse à l’issue de la prosternation, il doit laisser glisser ses mains sur le sol avant de les poser sur ses genoux « afin qu’on n’imagine pas à tort que l’adorant après s’être prosterné, c’est-à-dire après avoir été dépouillé de l’existence et après avoir saisi la corde de l’Essence, son ultime désir, abandonne par l’élévation de ses mains tout ce qu’il a gagné » ainsi que le dévoile le Shaykh al-‘Alâwî38.

Cette adhérence à Dieu en la meilleure des formes se manifeste une dernière fois, à l’issue de chaque prière canonique et de chaque invocation, quand le fidèle presse son visage dans ses deux mains ouvertes. Sur les mains de l’homme se trouve en effet la « signature » de Dieu, puisque le nombre des Noms divins s’y trouve inscrit. La paume de la main droite montre le nombre dix huit, et celle de la main gauche, le nombre quatre-vingt un. La somme de ces deux nombres fait quatre-vingt dix neuf, le nombre des Noms de Dieu. Le nom Allâh est écrit par les doigts de la main, l’auriculaire représentant le alif initial, l’annulaire le premier lâm, le médius et l’index réunis le second lâm, qui est redoublé, et le pouce le hâ’39. C’est pourquoi la transmission des influences spirituelles, tant dans le passage à l’aspect exotérique de l’islam que dans le rattachement à une confrérie initiatique, s’effectue par une « prise de main » qui « ravive » cette signature de Dieu sur Sa créature. Les lignes de la main constituent donc comme un livre écrit par Dieu qui est en quelque sorte la face propre (wajh khâçç) de la créature, conformément au verset coranique : « Toute chose est périssable sauf Sa face » (kullu shay’in hâlikun illâ wajhaHu)40. Cette face est d’abord celle de Dieu, mais c’est aussi la face essentielle de la chose, qui s’y identifie.

Les deux mains ouvertes représentent alors comme une coupe ouverte à la Grâce de Dieu, lors de la louange ou de la demande. Cette coupe vide où se trouvent seulement les Noms de Dieu, entièrement offerte à la descente de la Grâce, devient elle-même un symbole du cœur pur41, et de la virginité spirituelle du Prophète Muhammad, dont le nom signifie « le louangé » et aussi, par une amphibologie caractéristique de l’arabe, « le lieu de la louange ». C’est pourquoi la formule de louange finale, ou tahmîd : « wa-l-hamdu li-Llâhi rabbi-l-‘âlamîn », est prononcée précisément au moment où le fidèle plonge son visage dans la coupe formée par ses mains, en une « adhérence » finale qui est aussi « action de grâces » et boisson paradisiaque. Puis le fidèle passe ses mains sur son corps comme pour le laver par ce contact spirituel.

Les deux termes rituels de taraçç et de a‘alluq sont susceptibles de relations symboliques nombreuses. Puisque nul n’est croyant s’il n’a pas compris l’identité essentielle de tous les hommes avec Dieu, la cohésion spirituelle au cours de la prière constitue comme un témoignage manifeste de l’attachement à Dieu. Kalâbâdhî peut légitimement écrire : « La prière (çalâh) est liaison (waçl) », en jouant sur les racines çlw et wçl42. On méditera sur le fait que l’alignement serré (taraçç) qui unit les croyants en une seule rangée doit être conçu comme l’aspect extérieur et apparent (zhâhir), ou encore le « dos » (zhahr), de l’attachement (ta‘alluq) de l’homme à Dieu et celui de Dieu à l’homme, attachement réciproque qui réside, comme on l’a vu, dans la conformité (ittibâ‘) à l’Envoyé de Dieu, le modèle excellent. « Dis : “Si vous aimez Dieu, conformez-vous à moi. Alors Dieu vous aimera.” »[^43 Voilà pourquoi le Prophète, au cours de l’alignement serré, nous voit « par derrière son dos », selon le hadîth mentionné plus haut. Quant au mystère de l’aspect intérieur et caché (bâtin), il se réfère au « ventre » (batn), c’est-à-dire à la Matrice de la Création (rahim), la Miséricorde divine (rahmah) abritant l’adhérence (‘alaq) qui constitue la réalité essentielle de l’homme rattaché à Dieu. Wa-Llâhu a‘lam.


  1. Il s’agit dans la théologie mystique chrétienne des voies purgative (via purgativa), illuminative (via illuminativa) et unitive (via unitiva). Dans le soufisme, les nomenclatures des étapes sont variées. La liste la plus répandue est celle de Sarrâj : Repentance (tawbah), Abstinence (wara‘), Renonciation (zuhd), Pauvreté (faqr), Patience (çabr), Confiance en Dieu (tawakkul) et Satisfaction (ridâ).
  2. Cette étymologie est rappelée par René Guénon dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Véga, p. 73.
  3. Mt XXII, 36-40. Voir aussi Mc XII, 28-31, Lc X, 25-28 et Jn XIII, 34-35.
  4. Dt VI, 5 qui fait partie du Shema‘ Israël, l’une des prières principales du judaïsme ; Lv XIX, 18.
  5. An-Nawawî, Quarante hadîths, Les Deux Océans. Trad. H. Tahar.
  6. Bukhârî.
  7. Bukhârî.
  8. Bukhârî.
  9. Cor. 61 : 4.
  10. Ibn ‘Arabî, Traîté de l’amour, Albin Michel, p. 170. Trad. M. Gloton.
  11. Ibn ‘Arabî, op. cit., p. 169.
  12. Ibn ‘Arabî, op. cit., p. 170.
  13. Cor. 67 : 3.
  14. Cor. 23 : 14.
  15. Ibn ‘Arabî, op. cit., p. 170.
  16. An-Nawawî, op. cit., p. 12.
  17. Cor. 18 : 94.
  18. Cor. 18 : 97.
  19. Cor. 37 : 1-4.
  20. Voir à ce propos René Guénon, Symboles de la Science sacrée, Gallimard, p. 57, où ces versets sont cités à propos de la Langue des Oiseaux (mantiq at-tayr). Guénon apporte le commentaire suivant : « Le premier verset signifie la constitution des hiérarchies célestes ou spirituelles. Le second verset exprime la lutte des anges contre les démons, des puissances célestes contre les puissances infernales, c’est-à-dire l’opposition des états supérieurs et des états inférieurs ; [...] Enfin, dans le troisième verset, on voit les anges récitant le dhikr, ce qui, dans l’interprétation la plus habituelle, est considéré comme devant s’entendre de la récitation du Qorân, non pas, bien entendu, du Qorân exprimé en langage humain, mais de son prototype éternel inscrit sur la “table gardée” (al-lawhu-l-mahfûz), qui s’étend des cieux à la terre comme l’échelle de Jacob, donc à travers tous les degrés de l’Existence universelle. »
  21. Kalâbâdhî, Traîté de soufisme, Sindbad, p. 25. Trad. R. Deladrière.
  22. Kalâbâdhî, op. cit., p. 25. Voir aussi Martin Lings, Le Prophète Muhammad, Ed. du Seuil, p. 200. Trad. J.L. Michon.
  23. Ibn ‘Atâ’ Allâh, Traité sur le nom Allâh, Les Deux Océans, p. 135. Trad. M. Gloton.
  24. Ibn ‘Atâ’ Allâh, op. cit., p. 137.
  25. Ibn ‘Atâ’ Allâh, op. cit., p. 98.
  26. Cor. 96 : 1-5.
  27. Martin Lings, op. cit., p. 57.
  28. ‘Abd-al-Karîm al-Jîlî, Al-insân al-kâmil, trad. M. Gloton in op. cit., p. 58.
  29. Cor. 16 : 60.
  30. Cor. 95 : 4-5.
  31. Cor. 33 : 21.
  32. Ibn ‘Arabî, op. cit., p. 153.
  33. Bukhârî.
  34. Bukhârî.
  35. Bukhârî.
  36. Cité par Roger Arnaldez, Le Coran, Desclée, p. 62.
  37. Bukhârî.
  38. Martin Lings, Un saint soufi du XXe siècle, Ed. du Seuil, p. 214.
  39. René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et sur le taoïsme, Gallimard, p. 70.
  40. Cor. 28 : 88.
  41. Sur l’analogie du cœur avec le livre et la coupe, qui contiennent tous deux la connaissance de la Doctrine, symboles regroupés dans le Mystère du Graal de l’ésotérisme chrétien, voir René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Editions traditionnelles, p. 101, 105 et passim. L’association de la lance de Longin à la coupe conservée par Joseph d’Arimathie nous ramène dans l’islam à celle de la lettre alif, considérée comme l’Axis mundi, et des lettres bâ’ et nûn, qui correspondent au réceptacle, mais envisagé respectivement sous l’aspect cosmologique et l’aspect eschatologique.
  42. Kalâbâdhî, op. cit., p. 163.

Newsletter

Entrez votre adresse email pour vous inscrire.

Pour faire un don

Virement sur le compte bancaire Crédit Mutuel :

IBAN : FR76 1027 8090 7500 020 39290 104
BIC : CMCI FR 2A


Règlement par chèque bancaire à l’ordre de :

Institut des Hautes Études Islamiques
B.P. 136
05004 GAP CEDEX

Liens utiles

Nous contacter