Le Bien commun dans la Tradition islamique
Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni
05-05-2000
L’événement fondateur de l’islam, au début du VIIe siècle ap. J.C., est constitué par la révélation d’un Livre sacré, le Coran, que les musulmans affirment être la parole même de Dieu fidèlement transmise par le Prophète Muhammad. L’Arabie anté-islamique était caractérisée par le paganisme qui favorisait les échanges commerciaux entre les peuples grâce à la coexistence de leurs divinités, et par le système de la solidarité tribale (‘asabiyyah) qui reposait sur les rapports de force entre les différents clans et tribus. Dans ce contexte religieux et social, le Coran vient rappeler l’unicité de Dieu, à la fois transcendant et proche, dont le nom arabe est Allah, ainsi que la fraternité fondamentale qui lie les hommes entre eux, indépendamment de leur origine ethnique et sociale. Nombreux sont les passages du Coran qui appellent les musulmans à cette prise de conscience de l’unité essentielle du genre humain, et des devoirs qui en résultent : « Vous étiez ennemis ; [Dieu] a mis l’accord entre vos cœurs et vous êtes devenus des frères, par un bienfait de Sa part. »1 L’islam vient inciter à la vérité, à la justice et à la paix indispensables à l’élévation spirituelle de l’homme au-dessus de ses passions, au partage et à l’aumône qui redistribuent les richesses à l’exemple même de Dieu qui ne cesse de donner à Ses créatures, au conseil sincère et au pardon qui aident autrui à s’améliorer. En effet, selon la tradition prophétique, « aucun d’entre vous n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même ».2 Bien entendu, cette fraternité lie d’abord les musulmans entre eux, au sein de la Ummah, la « communauté musulmane ». Mais elle s’étend aussi à tous les croyants, puisque, selon le hadîth, « les prophètes sont des frères issus de mères différentes, mais leur religion est unique »3 et même à l’humanité tout entière, dans le cadre d’une parenté adamique qui s’identifie à la nature spirituelle de l’homme.
En effet, la double affirmation de l’unicité de Dieu et de la fraternité humaine repose sur le rappel de la « nature primordiale » (al-fitrah) selon laquelle l’homme fut créé par Dieu, tout à la fois argile (tîn) et souffle divin (rûh). Dans la Tradition islamique, l’homme est « naturellement » un être spirituel, puisqu’il a été créé pour la connaissance de Dieu, à laquelle il peut parvenir par les actes d’adoration, accompagnés de la recherche du savoir et de la pratique des œuvres pies. En conséquence, le Coran vient principalement rappeler à l’homme sa vocation éternelle, oubliée par paresse ou ignorance. L’« ordre du bien et l’interdiction du mal » (al-amr bi-l-ma’rûf wa-n-nahy ‘ ani-l-munkar) sont transmis par la révélation coranique qui vient revivifier la nature spirituelle de l’homme, afin que le bien et le mal — étymologiquement, al-ma’rûf, ce qui est connu, et al-munkar, ce qui est inconnu — apparaissent de nouveau dans toute leur évidence. Les deux grands courants qui accompagneront la pensée musulmane dès ses premiers âges, et que l’on peut désigner, très schématiquement, par le « rationalisme » et le « traditionnisme », interpréteront ce « connu » selon des perspectives différentes. Pour les uns, il s’agit du bien positif indiqué à l’homme par son intellect (al-‘aql) exercé sainement, pour les autres, des règles indiscutables souverainement ordonnées à l’homme par la volonté de Dieu et clairement énoncées dans le texte transmis (an-naql). L’articulation de ces deux perspectives, selon lesquelles, respectivement, le texte vient rappeler les vérités et les valeurs auxquelles l’intellect aurait dû parvenir par lui-même, ou encore alimenter l’intellect qui ne saurait s’orienter sans son secours, conditionne, bien évidemment, la position des savants et exégètes sur la question du Bien commun, comme sur tant d’autres qui se posèrent tout au long de l’histoire de la pensée en islam. Théologiens et philosophes, dans la succession des débats entre école mu’tazilite et école ash’arite, puis lors du développement de la philosophie islamique, notamment avec al-Fârâbî et Ibn Rushd, se demanderont régulièrement si les injonctions divines visent à imposer le Bien, ou si le Bien est seulement ce que les injonctions divines imposent.
La solidarité fondamentale de la société traditionnelle de l’islam et, au-delà, de tout le genre humain, est illustrée par le hadîth du bateau : « L’image de ceux qui ne reconnaissent pas les interdits de Dieu et cherchent à les abolir ou les transgresser est celle d’un groupe de gens qui ont tiré au sort pour donner à chacun d’eux sa place dans un bateau. À certains revient le pont, à d’autres la cale. Ceux qui logent dans la cale sont obligés de passer par le pont pour puiser de l’eau à la rivière. Ils disent : « Si nous faisions un trou dans la partie qui nous revient, nous cesserions de déranger ceux qui sont au-dessus de nous ». Si ceux-ci laissent ceux-là réaliser ce désir, c’est leur perte à tous ; s’ils les en empêchent, c’est leur salut à tous. »4 Dans la mesure où nous avons tous embarqué sur le même bateau, l’islam affirme nettement que la recherche du « Bien commun » est l’objectif de la Loi religieuse. Du point de vue spirituel, le bien en question est d’abord celui de l’autre monde (al-âkhirah), ensuite celui de ce monde-ci. La solidarité humaine n’est pas, en effet, l’uniformité et Dieu entretient avec chaque homme un rapport personnel qui trouvera son aboutissement après la résurrection (al-qiyâmah), lors du Jour du jugement (yawm ad-dîn), quand les hommes rencontreront Dieu pour être jugés selon leur foi et leurs actes. La miséricorde de la révélation vient toucher tous les hommes et rappeler la nécessité de conditions matérielles et sociales assez propices pour que chacun puisse mener sa vie spirituelle aussi loin que possible. C’est en ce premier sens qu’il faut comprendre le souci constant du bien en ce monde, antichambre de l’autre. En un deuxième sens, le souci du bien en ce monde est une conséquence de la fonction de l’homme institué par Dieu comme Son « représentant » (khalîfah) sur terre.5 L’homme doit gérer le dépôt de la création, dont il est responsable, et user du monde sans en abuser. Le Bien commun s’étend donc, au-delà de la société humaine, à l’ensemble de la création. L’homme n’est pas placé « au sommet » de la création, mais en son centre, et doit y œuvrer comme un bon jardinier. La tradition ne rapporte-t-elle pas qu’il faut travailler pour ce monde comme si l’on devait vivre mille ans, et pour l’autre, comme si l’on devait mourir demain ?
Dans la première société islamique qui se constitua autour du Prophète, à partir de l’Hégire (al-Hijrah, son émigration à Médine en 622 ap. J.C.), ces valeurs de solidarité furent mises en pratique naturellement, en suivant l’exemple et le conseil du Prophète lui-même. Par la suite, l’accroissement du nombre de convertis et l’extension du Dâr al-islam qui recouvrit et assimila des cultures diverses, byzantine, perse, berbère, engendrèrent des situations nouvelles, et rendirent nécessaire une codification, sous la forme de normes juridiques précises, des principes spirituels et des normes éthiques suivies spontanément par la génération des « Compagnons » du Prophète (as-sahabah) et la génération dite des « Successeurs » (at-tâbi’ûn). Il convient de rappeler ici que la pensée islamique classique n’est pas découpée selon des domaines comparables à ceux de la pensée chrétienne médiévale, par exemple. En effet, c’est par la « science du droit », ou de la « jurisprudence » (‘ilm al-fiqh) que se constitua progressivement la forme « classique » de la Loi islamique (sharî‘ah). Dieu y est alors le Législateur, qui instaure directement la Loi en révélant des dispositions légales explicites dans le Coran, ou en inspirant au Prophète ses actes et ses enseignements qui auront aussi force de loi. La Loi religieuse englobe les actes d’adoration dus à Dieu (‘ibâdât), ce que nous appellerions la « vie religieuse » stricto sensu, mais aussi les relations sociales entre les hommes (mu’âmalât), qui en sont distinguées, mais non séparées.
Dans cette perspective juridique, le triple but de la Loi religieuse est le respect du droit de Dieu (haqq Allah), de celui de la personne humaine (haqq an-nafs), et de celui d’autrui (haqq an-nâs). Tout musulman se doit d’abord d’adorer Dieu et de respecter Ses interdits fondamentaux ; il se doit ensuite à lui-même de sauvegarder son âme et son corps qui sont un don de Dieu, et dont il n’est pas le propriétaire, mais l’usufruitier ; il doit enfin aux autres hommes de ne pas attenter à leur personne, à leur honneur et à leurs biens. C’est essentiellement dans ce contexte juridique que fut menée, en islam, la réflexion sur la notion de « Bien commun ». En amont du droit, la science du commentaire (‘ilm at-tafsîr) préserve la compréhension des sens du texte coranique, et la théologie (‘ilm al-kalâm) vient articuler l’élan de la foi avec les menées de la raison, et écarter les difficultés qui pourraient surgir de cette rencontre. En aval, les docteurs rappellent que, selon le hadîth, les « actes ne sont que par les intentions »6 et que la Loi doit donc être constamment « vivifiée » dans le combat contre « l’âme instigatrice du mal », par la sincérité et l’abandon à Dieu qui constituent « l’effort majeur » (al-jihâd al-akbar) demandé au croyant. L’abondante littérature mystique de l’islam, qui naquit principalement au sein du Soufisme (taçawwuf), permet de conduire le croyant vers l’approfondissement de sa foi. Le service de Dieu se poursuit alors dans le service des autres, créés eux aussi comme « représentants de Dieu ».
Au cours des IIe et IIIe siècles de l’Hégire (VIIIe et IXe siècles ap. J.C.) furent codifiés les principes permettant de tirer des normes légales nouvelles à partir de celles déjà existantes. Les deux sources du droit sont, bien évidemment, le texte coranique et la coutume du Prophète, ou Sunnah. La jurisprudence classique (al-fiqh) dispose de méthodes exégétiques et critiques qui lui permettent d’établir le statut légal (hukm) de tout acte humain au sein d’une grille comportant cinq degrés — l’obligatoire (wâjib), le recommandé (mandûb), l’indifférent (mubâh), le blâmable (makrûh) et l’interdit (harâm) — en gérant et en résolvant les éventuelles « contradictions » apparentes à l’intérieur du texte coranique ou de la Sunnah, et entre l’un et l’autre. Elle dispose aussi d’autres méthodes pour résoudre les questions dont les solutions n’apparaissent pas immédiatement dans les textes fondateurs (an-nass, pl. nusûs). C’est ainsi que se développa, sous l’impulsion du grand juriste ash-Shâfi’î, la théorie classique des « principes de la jurisprudence » (usûl al-fiqh). Au Coran et à la Sunnah s’ajoutent alors le « consensus des savants » (al-ijmâ’) et le « raisonnement par analogie » (al-qiyâs), qui permet, dans un cas donné, d’identifier un cas voisin, de chercher la « cause » (‘illah) de la norme (hukm) qui s’y applique, et d’énoncer « par analogie » une norme nouvelle. Les diverses écoles de jurisprudence qui naquirent alors diffèrent quelque peu sur l’importance accordée à ces sources et sur l’opportunité éventuelle de leur en adjoindre d’autres, comme la « recherche de la meilleure option » (al-istihsân) ou le respect de la « coutume » locale (al-’urf). Par exemple, l’école zâhirite ne reconnaît que le Coran et la Sunnah, et limite le consensus aux Compagnons, alors que l’école hanafite, qui accorde à la raison une place plus grande, étend les sources du droit jusqu’à l’« avis personnel » (ra’y) du savant. Quatre de ces écoles demeurent actuellement dans le monde sunnite : le hanafisme, le mâlikisme, le shâfi’isme et le hanbalisme, auxquelles il faut ajouter celles qui sont propres au shî’isme et au khârijisme.
La question qui nous intéresse ici est d’établir le statut réservé par la jurisprudence classique au Bien commun. Plus précisément, la recherche du Bien commun fut-elle considérée comme un « principe du droit » (asl al-fiqh) à part entière, au même titre que le consensus et le raisonnement par analogie ? Pour la majorité des docteurs, la réponse à cette question doit être positive. En effet, il existe, dans la jurisprudence, toute une réflexion sur la « recherche de l’intérêt public » (al-istislâh) qui tend à en faire bel et bien un principe indépendant, et non le cas particulier d’un des principes mentionnés précédemment. Cette recherche doit évidemment être entreprise dans les cas pour lesquels aucune indication textuelle (nass) ne peut être trouvée. Dans cette perspective, il convient de s’interroger, avant de légiférer, sur l’existence possible d’un « intérêt ou bénéfice public » (maslahah, pi. masâlih), qui doit alors être qualifié de « non relié » ou « libre » (mursalah ou mutlaqah), c’est-à-dire sans référence dans les textes fondateurs. Par définition, la maslahah s’oppose au « préjudice » ou à la « corruption » (mafsadah).
Quel est le domaine dans lequel cette recherche peut être menée ? Les savants s’accordent pour affirmer que l’istislâh ne peut être appliqué dans les questions relatives aux actes d’adoration (‘ibâdât), ni dans les injonctions claires de la Loi religieuse (al-muqaddarât), celles pour lesquelles il existe des indications textuelles sans ambiguïté (nusûs). En effet, dans la perspective théologique ash’arite qui prédomine dans le monde sunnite depuis près d’un millénaire, le motif de ces injonctions ne peut être établi par l’intellect, comme tout ce qui concerne le droit de Dieu, et le croyant doit les suivre à la lettre, telles qu’elles sont, sans chercher à en sonder rationnellement le pourquoi. En revanche, dans le domaine des relations sociales, l’istislâh tire sa validité de l’objectif même de la Législation en islam, qui consiste à assurer le bien-être des gens et à leur éviter tout préjudice. Les moyens de remplir cet objectif sont très nombreux et ne peuvent être prévus à l’avance, parce qu’ils changent au gré des circonstances et des lieux. De plus, une loi qui peut satisfaire l’intérêt public, à un moment ou en un lieu donnés, peut être néfaste plus tard, ou ailleurs, et réciproquement. Il est donc nécessaire que le savant mujtahid, celui qui est capable de faire l’effort d’interprétation nécessaire (ijtihâd) pour tirer des normes nouvelles à partir des sources de la Loi, ait toujours à l’esprit les principes mêmes de l’istislâh.
C’est une règle constante du droit islamique que les méthodes qu’il emploie doivent trouver elles-mêmes leur source dans les indications des textes fondateurs (an-nusûs). Bien que le mot istislâh n’apparaisse pas dans le Coran, nombreux sont les passages qui font allusion à la recherche du Bien comme objectif de la Révélation coranique. C’est ainsi que Dieu dit du Prophète Muhammad : « Nous ne t’avons envoyé que comme une miséricorde pour les mondes. »7 Dieu rappelle fréquemment qu’il ne veut pas imposer de difficulté à ceux à qui s’adresse Son message : « II ne vous a imposé dans la religion aucune cause d’embarras (haraj) »8 ou encore : « Dieu veut pour vous la facilité (yusr), Il ne veut pas pour vous la difficulté (‘usr). »9 II s’agit là de l’essence même de l’istislâh. Les savants ont cité plusieurs hadîths allant également en ce sens, tout en reconnaissant qu’aucun d’entre eux ne constitue un nass clair sur ce principe. Le hadîth le plus souvent cité est celui qui stipule : « Aucun préjudice ne peut être infligé ou rendu en islam »10 (lâ darara wa lâ dirâra fî-l-islâm). Par ailleurs, dans la mesure où « Dieu aime voir que Ses concessions (rukhas) sont observées juste comme Il aime voir que Ses injonctions strictes (‘azâ’im) sont observées»,11 les musulmans sont manifestement invités à profiter de toute la flexibilité que le Législateur leur a accordée pour que les objectifs supérieurs de la Loi religieuse (maqâsid ash-sharî‘ah) soient atteints. Non seulement l’istislâh n’est pas extérieur à la Loi, mais il en fait partie intégrante. En effet, si l’on ne veille pas à le mettre en pratique, divers préjudices pour la communauté peuvent manifestement advenir à certains moments, ce qui est interdit par la Loi.
Il est indéniable que le Prophète a constamment cherché l’intérêt public de la première communauté musulmane. Cependant, du strict point de vue de la « technique » du fiqh, aucune des pratiques du Prophète ne peut donner naissance à une maslalah nouvelle, puisque toute indication donnée par le Prophète qui va dans le sens de l’intérêt public devient ipso facto une indication textuelle (nass) et sort donc du champ d’application de l’istislâh. En revanche, la recherche des masâlih est clairement attestée chez les compagnons du Prophète, et particulièrement chez les quatre premiers califes qui, en suivant l’exemple prophétique, se sont attachés à satisfaire les visées supérieures de la Loi, en prenant des mesures qui relèvent nettement de l’istislâh. Par la suite, toute la « politique conforme à la sharî‘ah » (siyâsah shar’iyyah) instaurée par les juristes et mise en pratique par les califes, les sultans et les gouverneurs, pour répondre aux problèmes politiques et sociaux nouveaux, a eu pour objectif la recherche de l’intérêt public.
Du point de vue de leur relation éventuelle à une indication textuelle, les « intérêts publics » (masâlih) sont divisés selon trois types : D’abord, ceux que le Législateur a expressément prescrits, appelés « intérêts accrédités » (al-masâlih al-mu’tabarah), dont la validité est définitive ; ensuite, tous les « intérêts publics » instaurés après la clôture de la Révélation, qui sont, à proprement parler, les « intérêts non reliés » (al-masâlih al-mursalah) ; enfin, les intérêts « discrédités » ou « nullifiés » (al-masâlih al-muighâ) que le Législateur a expressément rejetés par une indication textuelle. Pour les savants, nul ne peut rechercher l’intérêt public dans des directions qui ont été ainsi closes par le Législateur. En conséquence, le champ de recherche des masâlih mursalah ouvert aux savants mujtahidûn est délimité, d’un côté et de l’autre, par les intérêts explicitement accrédités et discrédités par le Législateur.
Par ailleurs, dans les manuels traditionnels de droit musulman, les « intérêts » sont classés selon trois catégories : les « intérêts essentiels » (ad-darûriyyât), les « intérêts complémentaires » (al-hâjiyyât) et les « intérêts accessoires » (at-tahsîniyyât). Les « cinq intérêts essentiels » (ad-darûriyyât al-khamsah) se rapportent à la religion, la vie, l’intellect, l’honneur — ou le lignage (nasi) — et la propriété, qui doivent être protégés contre tout préjudice réel ou toute menace. Leur violation, de quelque façon que ce soit, met gravement la communauté en danger. On remarquera l’ordre dans lequel sont énumérés ces cinq intérêts essentiels, en particulier la prééminence donnée à la religion, et l’occurrence de l’intellect qui fonde la liberté et la responsabilité humaines. Dans la société traditionnelle, la protection des cinq intérêts essentiels entraîne, par exemple, l’obligation de lutter contre l’hérésie, mais aussi d’assurer la liberté de croyance conformément à l’injonction coranique « pas de contrainte en religion »12, d’offrir à chacun une vie digne en garantissant la liberté de travailler, de parler et de voyager, de faciliter l’éducation et de lutter contre tout ce qui asservit l’intelligence humaine (par exemple, les drogues), de mettre en vigueur une politique de protection de la famille et de l’enfant, enfin, de garantir le droit à la propriété, de faciliter les échanges commerciaux et d’assurer leur honnêteté. Les « intérêts complémentaires » sont ceux dont la négligence conduit au préjudice de la communauté, mais non à sa mise en danger ou à sa destruction. Toutes les « concessions » (rukhas) dans la pratique des ‘ibâdât font partie de cette catégorie. Enfin, les « intérêts accessoires », encore appelés les « embellissements » ou les « perfectionnements » (kamâliyyât), englobent tout ce qui concourt à l’amélioration de la vie de la communauté. Par exemple, la modération dans l’application des peines légales ressortit à cette dernière catégorie.
Les manuels traditionnels mentionnent plusieurs conditions qui doivent être remplies pour valider une maslahah mursalah et l’empêcher de ne constituer qu’un instrument technique pour justifier une législation arbitraire. Premièrement, la maslahah doit être réelle (haqîqiyyah), et non uniquement conjecturée (wahmiyyah). Il faut que la probabilité du bénéfice public apparaisse suffisamment et soit nettement supérieure à tout préjudice secondaire qui pourrait aussi survenir. Deuxièmement, la maslahah doit être générale (kulliyyah) et non restreinte à une catégorie de la population. Troisièmement, la maslahah ne doit pas être en conflit avec les indications textuelles (nusûs) et le consensus des savants (ijmâ’). Certains savants, comme l’Imâm Mâlik, ajoutent que la maslahah doit aussi être « intelligible » (ma’qûlah), c’est-à-dire acceptable par l’intelligence humaine.
Après cette revue rapide de la description de l’istislâh dans les manuels traditionnels de fiqh, il convient de mentionner les débats qu’il a suscités. Les opposants à l’istislâh affirment que la Loi religieuse, qui inclut tout, a déjà pris en compte toutes les masâlih sous forme « accréditée ». Dieu ne dit-Il pas dans le Coran : « Nous n’avons rien omis dans le Livre »13 ? C’est le point de vue des juristes zâhirites, de certains shâfi’ites, et d’une petite minorité de mâlikites. Pour eux, toutes les masâlih possibles sont déjà contenues dans les indications textuelles, et les silences du Coran et de la Sunnah sur telle ou telle matière doivent être respectés.
Cependant, les hanafites et la majorité des shâfi’ites ont une position plus nuancée. Pour eux, les masâlih sont soit contenues dans les injonctions du nass, soit indiquées dans leurs « causes » (‘ilal), au sens technique utilisé par le « raisonnement par analogie » (qiyâs) si un nass explicite fait défaut. C’est ce second point qui les sépare de la position des opposants radicaux à l’istislâh. L’idée fondamentale est que l’istiliâh doit toujours être guidé par des indications textuelles s’il veut se garder d’un arbitraire qui engendrerait inévitablement la « corruption » (mafsadah). Les défenseurs de cette position évoquent notamment le verset coranique où il est dit : « L’homme pense-t-il qu’il sera laissé sans guidance ? »14 Les hanafites et les shâfi’ites n’acceptent donc pas l’istislâh comme un principe du droit indépendant. Ou la maslahah ressortit directement au nass (et elle fait alors partie de la catégorie dite « accréditée »), ou elle ressortit au « raisonnement par analogie » comme conséquence d’une cause (‘illah) d’un autre nass. Toute autre démarche tombe sous le coup de la maslahah « discréditée ». Tout ce qui est omis par le texte est incertain, et la Loi doit reposer sur la certitude. Contrairement à cette position, rappelons qu’à la suite de Ibn Hazm, les zâhirites refusent nettement le « raisonnement par analogie », puisqu’ils ne s’appuient que sur la Coran, la Sunnah et l’ijmâ’ des Compagnons, et rejettent même tout « acte jurisprudentiel » (fatwâ) d’un Compagnon qui n’est fondé que sur son « avis personnel » (ra’y). Enfin, les mâlikites et les hanbalites ont défendu la pratique de l’istislâh, pourvu qu’un certain nombre de conditions, rappelées plus haut, soient remplies, afin d’assurer sa validité et de l’empêcher de sombrer dans l’arbitraire. Ibn Hanbal lui-même, chef de file des traditionnistes, est connu pour avoir appuyé nombre de ses « actes jurisprudentiels » sur la recherche de l’intérêt public. Plus tard, Ibn Taymiyyah fera de même, en particulier pour justifier la « politique inspirée par la Loi religieuse » dans les périodes difficiles que connaissait alors le Dâr al-islam.
Alors que la majorité des savants ne permet le recours à l’istislâh qu’en l’absence d’indication textuelle, le célèbre juriste hanbalite Najm ad-dîn at-Tûfî (mort en 716 de l’Hégire) défend la position selon laquelle le hadîth mentionné plus haut « Aucun préjudice ne peut être infligé ou rendu en islam » constitue, en lui-même, une indication textuelle claire (nass) en faveur de l’istislâh, auquel elle permet, dans la mesure où la recherche de la maslahah fait clairement partie des objectifs de la Loi, de garder la précellence sur toute autre considération. Bien qu’at-Tûfî exclue nommément les questions relatives aux ‘ibâdât, et à une certain nombre d’injonctions textuelles spécifiques du champ de l’istislâh pour les confiner au domaine du nass et de l’ijmâ’, il affirme que, en matière de rapports sociaux et de politique temporelle (al-mu’âmalât wa-s-siyâsât ad-dunyawiyyah), la maslahah peut remporter sur le nass puisque, du point de vue de la technique du fiqh, un nass, en l’occurrence le hadîth rappelé plus haut, est susceptible de qualifier, spécifier ou expliciter un autre nass. Il est en effet bien connu que, pour certaines écoles, la Sunnah peut clarifier le texte même du Coran par divers processus appelés taqyîd, takhsîs ou bayân. À fortiori, la maslahah peut avoir la précellence sur l’ijmâ’. En clair, dans ces matières de politique temporelle, c’est la recherche de la maslahah qui doit remporter quand elle entre en conflit apparent avec un nass, puisqu’elle est l’objectif même de la Loi. Cette position très arrêtée est finalement assez proche de la perspective du droit positif.
Ainsi, les quatre principales écoles de jurisprudence acceptent-elles l’istislâh, malgré des approches différentes. Les shâfi’ites et les hanafites l’ont fait entrer dans le champ du « raisonnement par analogie », alors que les hanafites et surtout les mâlikites se sont efforcés d’en faire un principe du droit en lui-même. Comme l’écrit le Professeur Mohammad Hashim Kamali, « fermer la porte de la maslahah équivaudrait à provoquer une stagnation et une restriction arbitraire de la capacité de la sharî‘ah à faire face au changement social. »15
Cependant, une question demeure. On a vu que la tendance naturelle de la pensée islamique classique a été de manifester ses valeurs éthiques par des normes juridiques qui en sont l’expression appropriée au sein de la société islamique traditionnelle. Cette élaboration, comme on le sait, eut lieu principalement au cours des IIe et IIIe siècles de l’Hégire, dans des conditions culturelles et historiques particulières, pour répondre aux besoins des sociétés musulmanes du Dâr al-islam. Beaucoup d’intellectuels s’accordent à penser que cette construction juridique, aussi remarquable soit-elle, n’est plus adaptée à la complexité croissante des sociétés modernes dans le monde arabo-musulman. Les musulmans font donc face à un défi énorme : créer un droit nouveau qui s’inspire toujours des sources vivantes du Coran et de la Sunnah, mais qui puisse être appliqué harmonieusement dans les sociétés actuelles.
Une telle question n’est pas nouvelle. Les pays musulmans ont eu à y faire face dès le XIXe siècle, et tout au long du processus de décolonisation. L’accroissement des moyens de communication, en augmentant l’information de chaque individu, lui a fait prendre conscience de la possibilité de passer de l’une à l’autre des quatre « écoles juridiques », également considérées comme « orthodoxes », selon les nécessités du moment. Afin d’éviter la confusion qui aurait pu résulter de ces changements continuels, le processus technique dit du « choix » (takhayyur) permit aux États d’inclure, dans la législation nationale, les éléments provenant des diverses écoles qui allaient dans le sens d’une plus grande liberté individuelle, ou de l’intérêt commun.16 Par la suite, la tendance fut à la sécularisation du droit, par l’inclusion de pans entiers des codes civils européens, éventuellement en justifiant, par les techniques de la jurisprudence classique, certaines de ces importations. Dans de nombreux pays, la réponse au défi mentionné précédemment s’est donc effectuée par la sécularisation et la laïcisation de la société. La problématique du « Bien commun » apparaît alors uniquement comme une question de droit positif, éventuellement inspirée des valeurs très générales de solidarité et de fraternité qui sont prêchées par l’islam. On sait que plusieurs pays musulmans, surtout depuis deux décennies, suivent un autre mouvement, à rebours de cette sécularisation, celui du « retour à la sharî‘ah », par l’instauration d’une législation plus ou moins « inspirée » de la Loi religieuse classique. La problématique du « Bien commun » est alors entièrement envisagée sous l’angle juridique classique de l’istisiâh et de la « politique conforme à la Loi religieuse » (siyâsah shar’iyyah).
L’un et l’autre mouvements d’adaptation de la législation, vers des « règles positives » ou des « règles religieuses » se revendiquent d’une certaine conception du « Bien public ». Malheureusement, ce recours à l’intérêt public prend trop souvent la forme idéologique d’un repli nationaliste et identitaire qui risque d’entrer en contradiction, nous semble-t-il, avec les valeurs d’ouverture prônées par le message de l’islam, qui est « une miséricorde pour les mondes »17
Quant aux musulmans vivant en Europe, ils doivent mener sereinement leur réflexion dans le cadre d’une société qui est non seulement moderne et complexe, mais aussi profondément sécularisée, pluraliste et laïque. Le mouvement actuel de certains pays musulmans agités de troubles politiques et sociaux préoccupants, voire dramatiques, ne facilite pas leur tâche. Ces musulmans d’Europe ont pourtant, dans leur patrimoine intellectuel et spirituel, toutes les valeurs qui leur permettront de participer activement à la vie sociale et de répondre, avec d’autres, aux défis énormes qui se posent à nos sociétés. La recherche du « Bien commun », aiguillonnée par le sentiment profond de la fraternité adamique entre les hommes, dont la codification dans les subtilités de l’istislâh représente la « trace juridique », est l’une de ces « pépites » que recèle la tradition islamique et qui n’a sans doute pas encore livré toutes ses richesses.
- Coran 3 : 103.↩
- Cette tradition prophétique, ou hadîth, se trouve rapportée dans les recueils canoniques de Bukhârî et de Muslim.↩
- Bukhârî.↩
- Bukhârî.↩
- Coran 2 : 30.↩
- Bukhârî. Muslim.↩
- Coran21 : 107.↩
- Coran22 : 78.↩
- Coran 2 : 185.↩
- IbnMâjah.↩
- Ibn al-Qayyim. Cité par Mohammad Hashim Kamali, Principles of Islamic Jurisprudence, Revised Edition, Islamic Texts Society, Cambidge, 1991, p. 269.↩
- Cor. 2 : 256.↩
- Cor 6 : 38.↩
- Coran 75 : 36.↩
- Mohammad Hashim Kamali, Principles of islamic Jurisprudence, Revised Edition, Islamic Texts Society, Cambidge,1991, p.281.↩
- Sur le takhayyur, voir notamment Noël J.Coulson, Histoire du Droit Islamique, PUF, p. 117 sq.↩
- Coran 21 : 107.↩