Aperçus sur l'ascèse vers Dieu en islam
Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni
07-01-1995
L’islam est la dernière des trois religions monothéistes issues d’Abraham (‘alayhi-s-salâm, sur lui la Paix). Pour le musulman, le monothéisme repose sur un double mystère. Le premier mystère est celui de l’absolue transcendance et de la secrète immanence du Dieu Unique. Dieu est au-dessus de toute définition et de toute compréhension. Il est au-delà des qualités qui lui sont attribuées. Cependant Le Très-Haut n’est pas un dieu abstrait. Il est à la fois parfaitement vivant et parfaitement immuable. Il n’est ni oisif, ni muet, ni lointain. Il crée et Il parle. Il est mystérieusement présent. Le Coran révèle qu’il est même plus proche de nous que notre veine jugulaire1. Or ce rapport entre transcendance et immanence peut s’inverser en un jeu de miroirs déroutant qui multiplie le mystère infiniment. Car Dieu est aussi bien l’Apparent (Azh-Zhâhir) que le Caché (Al-Bâtin). La transcendance de Dieu est donc la plus évidente des apparences, et c’est cette évidence même qui nous la rend invisible. Nous ne voyons pas la Réalité divine parce qu’Elle nous est voilée par Sa clarté éblouissante. Quant au second mystère, il s’agit de la révélation. Parole que Dieu a rendue manifeste pour ramener vers lui l’homme déchu. Comment celui-ci parvient-il à entendre la Parole de Dieu sans en être consumé ? Car, par un effet de la Grâce divine, l’homme peut non seulement supporter cette Parole, mais s’en nourrir.
L’ascèse vers le Dieu Unique est donc un voyage éminemment paradoxal dans ce double mystère. Le voyageur doit peu à peu se dépouiller de lui-même pour trouver Dieu. Mais qui trouve Dieu au terme du chemin si le voyageur s’est abandonné lui-même ? Certes, il n’est guère aisé de parler de spiritualité. Celle-ci ne se laisse pas réduire à un exposé systématique, qui se heurte vite à des questions déconcertantes. L’ascèse vers Dieu est d’abord un goût (dhawq), une expérience profonde qui fut la raison de vivre de nombreux chercheurs de Vérité en islam. Nul doute que le chemin spirituel ait été autrefois très fréquenté. Or il semble aujourd’hui que la spiritualité authentique se retire du monde, en Occident comme en Orient. D’un côté, on ne jure que par la connaissance scientifique porteuse de pouvoir. Dans le désert spirituel créé par le matérialisme philosophique apparaît maintenant le mouvement du « Nouvel Âge », sinistrement apocalyptique, qui récupère les traditions orientales en vue d’un développement personnel par ailleurs tout illusoire, et restreint la spiritualité à n’être qu’une simple « technique ». De l’autre côté, l’islam, comme les autres religions, connaît un renouveau des mouvements fondamentalistes qui refusent toute recherche mystique de Dieu au nom d’une conception abstraite de la transcendance, ou limitent cette recherche à sa seule dimension affective.
Nous voudrions montrer ici que le soufisme (taçawwuf), la mystique islamique, n’est pas la recherche prométhéenne d’un pouvoir personnel, ni quelque gnose moniste ou panthéiste, mais le cœur de l’islam, et qu’il repose sur des fondements scripturaires nombreux. On s’apercevra aussi que le chemin spirituel dans l’islam, tout en étant parfaitement conforme à la perspective islamique dans son sens le plus strictement confessionnel, est aussi celui des autres religions orthodoxes. Qui est au cœur de sa religion est au cœur de toutes les religions. Car la spiritualité authentique prend sa source en Dieu seul. Les multiples révélations (tanzîl, descente) représentent un déploiement de la Révélation essentielle. En effet, la Parole de Dieu est inépuisable, comme le proclame le Coran :
Dis : Si la mer était de l’encre pour écrire les paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent les paroles de mon Seigneur, même si nous apportions encore la même quantité d’encre2.
L’islam : chemin vers Dieu
L’islam reconnaît donc pleinement la validité des révélations précédentes. On lit dans le Coran de nombreux versets en ce sens :
Dis : Nous croyons en Dieu, à ce qui est descendu sur nous, à ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac, et Jacob et sur les Tribus, à ce qui a été donné à Moïse, à Jésus et aux prophètes de la part de leur Seigneur3.
Et l’on trouve ailleurs cette reconnaissance fondamentale : « Notre Dieu, qui est votre Dieu, est unique »4. L’affirmation de l’unicité de Dieu est par essence le chemin de la rectitude (aç-çirâtu-l mustaqîm), ou, en des termes voisins, le monothéisme est la stricte orthodoxie religieuse. C’est pour cette raison que la tradition prophétique nous conseille de dire : « J’ai foi en Dieu », puis de chercher la rectitude5. L’affirmation de l’unicité de Dieu ne peut être qu’unique (at-tawhîd wâhid). En conséquence, pour le musulman, toute religion véritable est islam. Juifs, chrétiens et musulmans sont héritiers spirituels du même dépôt sacré (amânah). Ils ont conclu avec Dieu le même pacte initial (mîthâq). Mais, tout au long de l’histoire, les hommes se sont montrés orgueilleux et ignorants, et ont oublié leur nature spirituelle originelle (fitrah) selon laquelle Dieu créa Adam avant sa sortie du Jardin. Aussi, dans Sa Miséricorde, Dieu choisit-il des prophètes pour rappeler aux hommes Sa Parole. Ces prophètes envoyés par Dieu n’ont eu pour seul message que l’affirmation inlassable de l’unicité Divine. L’islam se présente comme un ultime rappel de cette vérité, qui constitue la religion immuable (dîn qayyim). La descente du Coran sur le prophète Muhammad (çallâ-llâhu ‘alayhi wa sallam, la Prière et la Bénédiction de Dieu soient sur lui) vient récapituler et clore le déploiement de la Parole de Dieu.
Le message de l’islam est contenu tout entier dans le témoignage de foi, la shahâdah, que le musulman répète sa vie durant : « Il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu, Muhammad est l’Envoyé de Dieu » (La ilâha illâ-llâh Muhammadun rasûlu-llâh). La mystique islamique va consister à approfondir, à pénétrer, à réaliser intimement les sens multiples, le Sens ultime de ce témoignage. Il n’y a de chemin véritable que celui qui mène au Dieu unique. La vie spirituelle en islam est une saisie intuitive du mystère du illâ, du « si ce n’est » qui nous fait passer de la négation de toute divinité à l’affirmation de Dieu. Et l’ascèse en islam est l’appropriation par l’âme de la réalité spirituelle du rasûl, du Messager qui fait de l’homme limité le réceptacle paradoxal de la parole illimitée de Dieu. Car Dieu a dit : « Ni Ma Terre, ni Mon Ciel ne peuvent Me contenir, mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient »6.
Chacune des sourates du Coran (sauf la IXe) commence par une formule de consécration, la basmalah : bismi-llâhi-r-rahmâni-r-rahîm « Au nom de Dieu le Clément le Miséricordieux ». Tout acte important doit être accompli au nom de Dieu. En fait, la vie spirituelle tout entière est simplement la vie au Nom de Dieu. Les noms de Dieu Ar-Rahmân et Ar-Rahîm dérivent de rahmah, la Miséricorde, dont la racine est aussi celle de rahim, la matrice maternelle. Selon le hadîth,
Dieu a divisé la miséricorde en cent parts. Il en a conservé auprès de lui quatre-vingt-dix-neuf et en a fait descendre une sur terre. C’est grâce à cette part que les créatures se font mutuellement miséricorde, et que la jument écarte son sabot de son poulain de crainte de l’atteindre7.
On lit dans le Coran que « Sa Miséricorde entoure toute chose »8 Le prophète rapporte encore la Parole de Dieu : « Ma Miséricorde l’emporte sur ma colère »9. La rahmah est donc proprement l’amour divin. Seul l’amour d’une mère pour son enfant peut en être le symbole sur terre. Au début de chaque sourate. Dieu se présente ainsi à l’homme comme le Dieu Unique et Aimant. Selon la doctrine du soufisme, le Coran tout entier est même contenu dans cette unique formule.
Littéralement, le mot islam signifie soumission. La racine est aussi celle de salâm, la paix. En fait, toutes les créatures de Dieu sont soumises à leur Créateur. Mais elles se soumettent de gré ou de force. Le musulman (muslim) est celui qui accepte librement sa soumission, en un acte d’amour et d’intelligence. Cette soumission est d’abord le respect des prescriptions divines énoncées dans le Coran et rendues manifestes dans l’exemple du prophète dont le comportement (sunnah), les actes et les paroles ont été recueillis dans un corpus de traditions appelé hadîth. Les prescriptions fondamentales concernent les œuvres d’adoration (ibâdât). Selon la tradition prophétique, l’islam est en effet bâti sur cinq piliers : le témoignage de foi (shahâdah), la prière (alâh), l’aumône (zakâh), le jeûne du mois de Ramadan (çawm) et le pèlerinage à la Maison de Dieu à la Mecque (hajj), pour ceux qui en ont la possibilité10. Par ailleurs, l’islam est aussi soumission à la Loi de Dieu, la shari‘ah, qui règle les actes de la vie individuelle et sociale. Tous les moments de l’existence prennent ainsi la valeur rituelle d’un sacrifice.
Mais la simple soumission formelle ne suffit pas, si elle n’est pas vivifiée par la foi. Selon le hadîth, en effet, « les actes ne valent que par les intentions »11. L’islam, l’acceptation de la volonté de Dieu telle qu’elle apparaît dans la Loi révélée, doit s’accompagner de l’imân, de la vraie foi. L’imân n’est pas l’adhésion simplement mentale à un système de croyances, par conformisme social ou préférence affective, mais l’anticipation d’une connaissance véritable, celle de Dieu et du Monde invisible (al-ghayb), où ce monde-ci puise son être et son sens. L’imân est assentiment à la présence secrète de Dieu et de ses anges, à la mission des prophètes, à l’agencement providentiel des événements, enfin à l’arrivée inéluctable du Jour dernier, le Jour de la Résurrection (yawmu-l-cfiyâmah), et à l’existence du jugement et de la rétribution selon la justice de Dieu. Le fidèle déplace son attention de ce monde-ci à l’autre. Il attend dans un mélange d’espoir et de crainte l’avènement de cette réalité cachée.
Les rites et la foi représentent ainsi les deux dimensions inséparables de la religion. La foi sans la pratique rituelle s’affaiblit et devient vite mensonge. Les œuvres sans la foi sont vaines. Les rites ne doivent pas seulement être accomplis dans leur forme « littérale », et la vraie foi ne saurait être confondue avec une simple conviction psychologique illusoire. Cependant le salut de l’homme dépend avant tout de Dieu. En effet, le Coran répète que Dieu pardonne à qui Il veut et qu’il punit qui Il veut12. Nul ne saurait escompter une quelconque comptabilité de ses bonnes œuvres, ou un satisfecit pour la valeur subjective de ses convictions. Car nul n’est sauvé que par la Miséricorde (rahmah) et la Grâce (fadl) de Dieu. On rapporte ce propos du prophète :
Rapprochez-vous de Dieu et acquittez-vous de vos dettes. Sachez que pas un d’entre vous ne sera sauvé par ses œuvres. On dit alors : pas même toi, ô Envoyé de Dieu ? Pas même moi, sauf si Dieu m’enveloppe de Sa Miséricorde et de Sa Grâce13.
C’est Dieu qui sanctifie les rites et vérifie la foi, en les recouvrant de sa Grâce. Dieu seul est créateur des actes des hommes et sonde les cœurs. Nous devons nous efforcer d’accomplir les rites et de placer notre foi en Dieu et en l’invisible, non en vue d’une rétribution automatique, mais dans l’espérance transformante du Pardon de Dieu. Car si Dieu pardonne à qui Il veut, dans un acte de justice souverain, qui s’identifie à Sa volonté, cette volonté absolument libre (mashfah) est une volonté d’amour (irâdah). On lit en effet dans le Coran : « Votre Seigneur s’est prescrit à lui-même la Miséricorde »14. C’est en vertu de cette promesse divine véridique (wa‘d) que «ceux qui croient et qui accomplissent les œuvres vertueuses », selon l’expression maintes fois répétée dans le Coran, espèrent le pardon de Dieu et l’entrée dans le paradis, où ils goûteront les béatitudes et la satisfaction de leur Seigneur.
Les rites doivent être vivifiés par la foi et la foi doit être exhaussée au-dessus de la simple conviction, en un effort constant de l’homme vers Dieu et un abandon confiant entre Ses Mains bénies. Il s’agit là de l’ihsân, la troisième dimension de la religion, qui recouvre et unit les deux autres, la perfection contemplative qui consiste, selon le hadîth, « à adorer Dieu comme si tu Le voyais car si tu ne Le vois pas, Lui Il te voit »15. L’espérance du pardon de Dieu et de l’accomplissement de sa promesse est l’entrée dans la dimension transformante de l’ihsân, de l’adoration « comme si » Dieu avait déjà pardonné. Dans l’adhésion à la Parole de Dieu, c’est tout à la fois la prière qui rapproche les croyants de Dieu et la grâce de Dieu qui suscite la prière. Le prophète, quand on s’étonnait de ses dévotions alors que Dieu lui avait pardonné tous ses péchés, répondit : « Pourquoi ne pas me montrer un serviteur reconnaissant ? »16. Dieu se hâte vers celui qui se tourne vers Lui en repentir (tâ’ib), si bien que Lui-même se qualifie aussi de At-Tawwâb, Celui qui revient sans cesse vers le pécheur repentant. Dans un hadîth qudsî, une Parole divine rapportée par le prophète. Dieu dit de son serviteur :
S’il se rapproche de Moi d’un empan, je me rapproche de lui d’une coudée ; et lorsqu’il s’approche de Moi d’une coudée, je me rapproche de lui d’une brasse. Et lorsqu’il vient vers Moi en marchant, je viens vers lui avec empressement17.
L’itinéraire mystique
Selon une image classique du soufisme, le chemin de Dieu part de la route commune, la Loi de Dieu destinée à tous (shari‘ah), pour atteindre la Réalité divine (haqîqah) en parcourant une voie (tariqah) qui apparaît alors comme le rayon d’une roue menant de la périphérie au centre. Cette voie est d’abord l’intériorisation incessante des rites et l’extériorisation de la foi qui doit devenir plus apparente, plus tangible. C’est par l’adhésion à la Parole de Dieu que le croyant peut aimer et connaître son Seigneur. Au cours de la prière, le croyant se nourrit de la Parole coranique. Il s’y rafraîchit, s’en vêt, s’y repose comme en un Jardin ombragé. Par l’aumône, entendue dans son sens large de caritas, il abandonne tout égoïsme et comprend que « nul n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour lui-même »18. Par le jeûne, il fait le sacrifice de ses passions, jeûne du corps, mais surtout jeûne de l’âme, des désirs, des images, des idoles. Par le pèlerinage, il comprend qu’il n’est en ce monde qu’un voyageur, un exilé qui retourne vers la Terre Bénie où il a vu le jour. La réponse à chaque prescription coranique est l’acceptation de l’ordre de Dieu et le renoncement aux apparences mondaines, le transfert progressif de ce bas-monde dans l’autre monde où tout puise son sens. L’amour réciproque du Seigneur et du serviteur se manifeste dans l’amour envers le Prophète Muhammad, l’aimé de Dieu, (habîbu-llâh), envoyé « comme une Miséricorde pour les mondes »19. Par la conformité (ittibâ) à l’exemple prophétique, le croyant entre peu à peu dans l’intimité de la conversation entre Dieu et Son Envoyé, auquel le Coran ordonne de dire : « Si vous aimez Dieu, suivez-moi. Alors Dieu vous aimera »20. Le prophète est ainsi l’isthme (barzakh) par lequel le Seigneur et le serviteur échangent leur amour (mahabbah).
Selon un hadîth qudsî, Dieu dit :
Mon serviteur ne s’approche de Moi par rien de plus excellent que ce que je lui ai mis à charge comme obligatoire. Et mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que je l’aimé, et lorsque je l’aimé, je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il perçoit, sa main par laquelle il saisit, et son pied avec lequel il marche. S’il me demande, je lui accorderai certainement ce qu’il demande, et s’il cherche refuge en Moi, je lui accorderai certainement ma protection21.
Parmi les œuvres surérogatoires pratiquées dans le soufisme, l’invocation répétée du Nom de Dieu (dhikru-llâh) tient une place centrale. On lit dans le Coran, « Récite ce qui t’est révélé du Livre. Accomplis la prière. Certes la prière éloigne de la turpitude et des actions blâmables. Mais l’invocation de Dieu est plus grande »22. Dieu dit ailleurs :
« Invoquez-moi, je vous invoquerai »23. Le mot dhikr désigne en arabe la remémoration et, en particulier, la litanie que récitent les mystiques musulmans (soufis) dans le dessein de rendre gloire à Dieu et d’atteindre la perfection spirituelle. Le dhikr est, en effet, un « souvenir » de Dieu, produit par la répétition fréquente de ses noms, à voix haute ou basse, dans les positions et selon les rythmes respiratoires prescrits. Et le prophète donne le conseil suivant à celui qui lui demande une règle à laquelle adhérer :
Que ta langue ne cesse pas de se rafraîchir dans l’invocation de Dieu24.
La mention répétée du Nom de Dieu ne doit pas être comprise en un sens strictement technique. Faut-il rappeler que l’effort personnel demeure insuffisant s’il ne s’accompagne pas d’une ouverture à la Grâce ? Mais l’approche de Dieu par l’invocation est la réponse du croyant à l’injonction divine, le témoignage de son espérance totale en la Miséricorde de son Seigneur qui affirme être présent quand on L’invoque. L’invocation est un support providentiel proposé par Dieu pour unir en une seule parole la tension constante de l’aspiration spirituelle et les menées mystérieuses de la Grâce.
Pour le mystique, la relation à Dieu par l’accomplissement de la parole est une relation d’amour (mahabbah). Mais c’est simultanément une relation de connaissance (ma‘rifah). Le mystique répond à l’ordre coranique : « Adore Dieu jusqu’à ce que te vienne la certitude »25. Il s’agit d’un appel à la faculté de réflexion (fikr), médiate et discursive, qui constitue en quelque sorte une connaissance par reflet. Mais la Révélation s’adresse davantage au cœur de l’homme (qalb, lubb), siège traditionnel de l’intelligence, c’est-à-dire de la saisie intuitive et immédiate (kashf) des réalités spirituelles. Les versets coraniques sont porteurs de sens multiples qui se dévoilent au cours du chemin spirituel. Le Coran synthétise en effet tous les aspects de la Réalité qu’il relie par des réseaux de correspondances secrètes, au-delà du déroulement déroutant du texte lui-même. Puisque le mot arabe qui désigne les versets, âyât, a aussi le sens de « signes », le croyant saisit en son for intérieur les signes symboliques éveillés par la Parole de Dieu comme il déchiffre les signes de Dieu dans les merveilles de la création.
On lit dans le Coran : « Seuls craignent Dieu, parmi Ses serviteurs, ceux qui sont savants »26. Et ailleurs : « Dieu élèvera sur des degrés ceux d’entre vous qui auront cru et ceux qui auront reçu la science »27. Et d’après le hadîth, « les savants sont les héritiers des prophètes qui leur ont transmis la science en héritage »28. Cette connaissance spirituelle est proprement une sagesse divine (al-hikmatu-l-ilâhiyyah), décrivant l’ordre métaphysique des choses et nous aidant à nous libérer des idoles que notre âme forge sans cesse. Or, selon la Tradition, la véritable connaissance est une identification avec l’objet connu. On se rappelle l’adage selon lequel « un être est tout ce qu’il connaît ». C’est pourquoi la connaissance du monde formel qui nous entoure est impossible car l’identification y est impossible. Mais le monde de l’Esprit est au-delà de la forme, du déroulement inexorable du temps, de l’extension toute quantitative de l’espace. Là il est possible, selon les mots du métaphysicien français René Guenon, « de connaître ce qui est, et de le connaître de telle façon qu’on est soi-même, réellement et effectivement, tout ce que l’on connaît »29. Voilà la réalisation spirituelle véritable. Cette connaissance par identification est éminemment concrète. Il faut comprendre que, pour le mystique, le goût spirituel (dhawq) est plus fort que celui de la nourriture et le désir de l’union avec Dieu (‘ishcj) plus puissant que l’éros. Ainsi, en suivant, l’exemple du Prophète, le mystique musulman s’identifie à la réalité essentielle de celui-ci, la haqîaah muhammadiyyah, qui constitue, on l’a vu, l’isthme entre la création et Dieu.
En utilisant les ressources médiates de la pensée et les dévoilements de l’intuition intellectuelle, la connaissance métaphysique démontre sa propre impuissance à cerner la grandeur de Dieu et la splendeur de Sa Parole, pour mieux en célébrer le mystère. À l’opposé des gnoses modernes qui prétendent résumer la Vérité en un système clos, la sagesse divine enseignée dans le Soufisme nous ouvre, de façon apophatique, au secret divin.
Le chemin vers Dieu est long et les étapes nombreuses. Il s’agit de la véritable guerre sainte, celle que l’on mène contre soi-même, contre l’âme qui incite au mal, l’âme orgueilleuse et impérative (an-nafsu-l-ammârah), selon l’expression coranique. Cette guerre sainte consiste à élever la Parole de Dieu au-dessus de tout30. Le voyageur sur la Voie de Dieu doit se dépouiller de tout ce qui n’est pas Dieu. Davantage encore que la richesse matérielle, ce sont les passions, les attachements à nos créations mentales, à nos conjectures qu’il faut abandonner afin de réaliser la véritable pauvreté spirituelle (al-faqr ilâ-llâh) que Dieu comblera de Sa richesse surabondante. Mais cet abandon n’est pas aisé et le voyageur passe par de nombreuses épreuves, des périodes de désolation et de consolation, de resserrement et d’expansion, d’obscurité et de clarté, qui constituent comme une alchimie spirituelle. Le voyageur doit se remettre entre les Mains de Dieu, en une patiente endurance (çabr) et une confiance pleine d’espoir (tawakkul). Il s’agit de réaliser cette totale transparence de l’âme, qui est sincérité et justice exacte vis-à-vis de Dieu (çidq). Le serviteur se satisfait alors pleinement des dons de son Seigneur comme le Seigneur agrée dans sa Miséricorde le serviteur.
Dans un hadîth qudsî, Dieu dit : « Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi »31. Le grand mystique andalous Ibn Arabî, surnommé ash-shaykh al-akbar, « le plus grand des maîtres » en raison de sa sainteté et de la pénétration métaphysique de son œuvre considérable, commente ce mystère : « La part de chaque homme dans la vision de son Seigneur dépend de l’ampleur de sa connaissance, et de l’ampleur de sa foi parmi les différents degrés de foi »32. Et il écrit ailleurs :
Aussi fais attention à ce qui vient d’être mentionné et agis en conséquence : donne à la nature divine son dû exact, de sorte que tu puisses être parmi ceux qui traitent leur Seigneur avec justice dans la connaissance qu’ils ont de Lui. Car Dieu est bien trop exalté pour être lié par quelque délimitation que ce soit, ou pour être restreint à une forme à l’exclusion des autres. De cette façon, tu pourras connaître pour toi-même l’universalité de la félicité de toute la création de Dieu, et la vaste étendue de cette Miséricorde qui embrasse toute chose33.
Le terme de la voie
Le terme de la Voie est la contemplation de la Face de Dieu. Certes, nul ne peut voir la Face de Dieu de son vivant. Mais le saint est précisément celui qui est déjà mort à lui-même pour la renaissance dans une vie nouvelle, celle de l’autre monde. Voilà la vraie vie auprès de laquelle celle-ci n’est qu’un jeu et une jouissance éphémère. Bien des mystiques ont chanté dans des poèmes magnifiques la béatitude provoquée par la vision de la Face de Dieu et la satisfaction réciproque du Seigneur et du serviteur. Sous l’emprise de la contemplation, ils témoignent qu’en fait c’est Dieu seul qui est contemplé, et c’est aussi Dieu seul qui contemple. Le témoignage porté sur Dieu par Son serviteur et par Dieu lui-même s’unit en une seule parole d’amour qui s’achève en un seul silence émerveillé.
Jusqu’où l’Union du serviteur et du Seigneur est-elle consommée dans cette contemplation amoureuse ? Jusqu’à quel point cette unicité du témoignage (wahdatu-sh-shuhûd) est-elle aussi la réalisation de l’unicité de l’Être (wahdatu-l-wujûd) ? Il s’agit là du mystère ultime. Les mystiques musulmans ont célébré les noces de l’Epoux et de l’épouse, le retour de la goutte d’eau dans la mer immense, l’extinction du serviteur en Dieu. On garde en mémoire le cri extatique de Hallâj : anâ-l-Haqa, « Je suis la Réalité Suprême », qui lui valut le supplice, ou cette réponse de Abu Yazîd al-Bistâmî à celui qui frappait à sa porte : « Pars, prends garde ! Il n’y a que Dieu dans cette maison »34. Certains ont pu se méprendre et penser qu’il s’agissait d’une annihilation pure et simple. Mais l’extinction (fanâ’) est une extinction envers le monde. Elle prend la valeur d’une permanence (baqâ’) en Dieu. Certes, il n’y a que Dieu, et, selon le verset coranique, « toute chose est périssable sauf Sa Face »35. Il s’agit là de la Face de Dieu. Mais on peut aussi comprendre qu’il s’agit de la face de la chose, c’est-à-dire de sa face essentielle (wajh khâçç) qui s’identifie. Cette face-là est notre essence immuable (ayn thâbitah), nous-mêmes dans la permanence en Dieu. Car la réalité totale n’est ni augmentée, ni diminuée par l'union du serviteur et du Seigneur. Ce qui est créature reste créature, et la Réalité essentielle reste la Réalité essentielle.
Afin d’expliquer la nature de cette union sans confusion, Ibn ‘Arabî révèle que nous nous voyons en Dieu comme Dieu se voit en nous, c’est-à-dire en notre face essentielle.
Dieu est donc le Miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es Son miroir dans lequel Il contemple Ses Noms. Or ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même, en sorte que la réalité s’inverse et devient ambiguë36.
« La plume arrivée ici se brise », écrit le grand mystique persan Rûmî37. Et Ibn ‘Arabî conclut :
La spéculation rationnelle mène à la perplexité (hayrah) et la théophanie mène à la perplexité. Il n’y a rien d’autre qu’un être perplexe. Il n’y a rien d’autre exerçant des propriétés que la perplexité. Il n’y a rien d’autre que Dieu. Quand on est face à son secret le plus intérieur, avec toutes ces propriétés contradictoires, on dit habituellement : Ô perplexité, ô confusion, ô conflagration qui ne peut être sondée. Cette propriété appartient à nulle autre Présence que la Présence du nom de Dieu Allah »38.
Ainsi l’ordre coranique « Dis : mon Seigneur, augmente ma science ! »39 signifie-t-il d’abord un accroissement de la perplexité. Nous voilà donc arrivés au moment où il vaut mieux nous taire et reconnaître que Dieu est plus Savant.
Ainsi devons-nous nous préparer à ce passage dans le Monde invisible, et à notre rencontre avec notre Seigneur. Ce ne sont pas les rites qui sauvent en eux-mêmes, car Dieu seul sauve. Mais il appartient à l’homme de se tourner vers Dieu afin que la Parole de Dieu puisse œuvrer à travers le support providentiel des rites. Ce n’est pas la connaissance qui sauve car Dieu seul sauve. Mais il revient à l’homme d’ouvrir son cœur à Dieu, afin que la Parole de Dieu puisse le nourrir, l’illuminer et le transformer. Dans sa lettre à un disciple. Al-Ghazalî raconte que le mystique Junayd, après sa mort, apparut en songe à quelqu’un. On lui dit : « Quelle nouvelle, ô Abu al-Qâsim » ? Il répondit : « Les belles phrases ont été vaines et les formules mystérieuses se sont avérées stériles ; rien ne nous a été utile que les quelques génuflexions accomplies au sein même de la nuit »40.
Cette rencontre avec notre Seigneur est proprement le Jour de la Résurrection, où nos œuvres et notre foi seront estimées à leur juste valeur. Car la raison d’être de notre vie terrestre est ce moment eschatologique. Alors, nous tous, juifs, chrétiens, et musulmans, comme tous les croyants sincères des autres religions orthodoxes, nous serons rassemblés afin que le sens caché de notre vie, des épreuves et des joies que nous avons connues, devienne manifeste. Selon la promesse coranique41. Dieu nous renseignera enfin sur les raisons de nos différences, de la multitude des communautés religieuses, et de la Grâce surabondante de sa Révélation. Attendons avec espérance. Plus nous nous rapprocherons de Dieu, et plus nous serons proches alors les uns des autres, sous son ombre majestueuse et bienveillante, en cette heure qui se hâte vers nous où, selon le hadîth, il n’y aura plus d’autre ombre que la sienne42.
Wa-llâhu a ‘lam !
- Coran L : 16.↩
- Cor. XVIII : 109.↩
- Cor. III : 84.↩
- Cor. XXIX : 46.↩
- Muslim.↩
- Ce hadîth ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais Ibn ‘Arabî le considère authentique, par « dévoilement intuitif ».↩
- Bukhâri et Muslim.↩
- Cor. VII : 156.↩
- Bukhâri et Muslim.↩
- Muslim.↩
- Bukhâri.↩
- Cor. II : 284.↩
- Muslim.↩
- Cor. VI : 54.↩
- Muslim.↩
- Bukhâri et Muslim.↩
- Bukhâri.↩
- Bukhâri et Muslim.↩
- Cor. XXI : 107.↩
- Cor. III : 32.↩
- Bukhâri.↩
- Cor. XXXIX : 45.↩
- Cor. II : 152.↩
- Tirmidhî.↩
- Cor. XV : 99.↩
- Cor. XXXV : 28.↩
- Cor. LVIII : 11.↩
- Bukhâri.↩
- René Guenon, La Métaphysique orientale, Éditions traditionnelles, p. 14.↩
- Bukh. et Mus.↩
- Bukh. et Mus.↩
- Ibn Arabî, Les Illuminations de la Mecque, trad. sous la direction de M. Chodkiewicz, Sindbad, p. 184.↩
- Ibn Arabî, op. cit., p. 181.↩
- Al-Bistânmî, Les Dits des Bîstâmî, trad. Abdelwahab Meddeb, Fayard, p. 40.↩
- Cor. XXVIII : 88.↩
- Ibn Arabî, La Sagesse des Prophètes, trad. T. Burckhardt, Albin Michel, p. 48.↩
- Rûmi, Le Livre du Dedans, trad. E. de Vitray-Meyerovitch, Sindbad.↩
- Ibn Arabî, Les Illuminations de la Mecque, op. cit., p. 116.↩
- Cor. XX : 114.↩
- Al-Ghazâlî, Lettre à un Disciple, trad. F. Jabre, Beyrouth.↩
- Cor. V : 48.↩
- Mus.↩