Al-Ghazali : la foi et la raison
Abd al-Wadoud Yahya Gouraud
14-01-2021
Force est de constater, de nos jours, qu’une large majorité d’hommes et de femmes semble avoir adopté, souvent sans même s’en rendre compte, un point de vue et un mode de vie les amenant à considérer la vie quotidienne comme séparée de la dimension spirituelle et religieuse. Dans un tel contexte, l’œuvre de l’imam Muhammad Abu Hamid al-Ghazali (1058-1111) revêt, plus que jamais, un caractère d’une extraordinaire actualité. Redonnant la possibilité, pour ceux qui le désirent, de redécouvrir le sens véritable de la religion, elle est une mise en œuvre cohérente du message fondamental d’unité et d’unicité de l’islam dans toutes ses dimensions constitutives de soumission à la volonté divine (al-islâm), de foi (al-îmân) et de vertu contemplative (al-ihsân).1 Celui qui voudra approfondir le sens de sa propre vie religieuse et spirituelle, pourra y trouver l’expression d’une sagesse universelle et d’un équilibre indispensable que le monde semble pourtant avoir oubliés, paradoxalement. L’œuvre de Ghazali refuse toute approche toute mentale ou sentimentale de la religion qui serait coupée de la dimension vraiment transcendante et spirituelle, et qui réduirait la foi à une simple abstraction ou à un élan émotionnel risquant de dériver vers le fondamentalisme et le fanatisme. Mais elle évite aussi le piège d’un discours de la raison qui chercherait à accaparer la place de l’intelligence en prétendant à la connaissance par le rejet et le déni de tout ce qui la dépasse.
Ainsi, la raison revendiquant l’objectivité et la foi taxée par elle de subjectivité sont vouées à s’opposer sans jamais réussir à s’entendre. Cette situation ne pouvait, au bout du compte, que dégénérer en un relativisme délétère remettant en cause la notion même de Vérité et la possibilité de connaître Dieu pour être en capacité de Le reconnaître. Pourtant, selon les textes sacrés et les enseignements des prophètes, c’est bien cette connaissance de Dieu, Vérité absolue et éternelle, qui constitue le but même de l’existence humaine. C’est ce but qu’ont atteint les authentiques saints et savants de Dieu, et, parmi eux, l’imam Ghazali qui nous appelle, à travers son œuvre immense, son parcours exceptionnel et son expérience spirituelle, à le rejoindre.
Ghazali a marqué, par son exemple et ses enseignements, la vie de nombreuses communautés de croyants, hommes et femmes ; et si l’on est sensible à la dimension spirituelle, on trouvera dans la vie et l’activité intellectuelle de l’imam Ghazali un exemple de servitude éclairée et un signe évident d’alchimie divine à l’œuvre. Le monde contemporain, qui semble apparemment s’éloigner des principes et des valeurs traditionnelles que Ghazali sut magistralement exposer il y a de cela plus de neuf siècles, aurait grand intérêt à approfondir, avec tout le sérieux et l’honnêteté qu’une telle entreprise comporte, les enseignements que l’imam a transmis par ses œuvres, et à travers les événements significatifs de sa vie intense. En raison d’un voile superficiel qui cache la connaissance de la véritable lumière de la foi et les réalités spirituelles, l’humanité paraît aujourd’hui, comme à l’époque de Ghazali, avoir oublié le sens de sa propre fonction dans le monde.
Neuf siècles plus tard, les débats entre « foi spiritualiste » et « dogmatisme rationnel », ou entre « spéculation intellectualiste » et « science athée », continuent de faire rage. Pourtant, si le contexte est différent, le travail qui doit être entrepris reste le même à chaque époque. C’est l’œuvre réalisée par les témoins de la Tradition authentique lorsqu’ils rétablissent les conditions nécessaires qui redonnent à l’humanité la possibilité de « goûter » l’Unité de Dieu dans la multiplicité de Sa création. Toutefois, la différence aujourd’hui est qu’il ne s’agit peut-être plus seulement d’analyser qualitativement ou quantitativement la crise de l’homme contemporain eu égard à son identité spirituelle, mais d’appeler, de façon très pragmatique, ceux qui aspirent encore à la connaissance de la Vérité à faire preuve de cohérence et d’intégrité dans leur vie même, en abandonnant les conditionnements extérieurs et les influences subtiles d’un monde qui apparaît de plus en plus incompréhensible, pour tourner leur regard vers ce qui relève de la certitude de l’Éternité.
En perdant de vue cette dimension essentielle de son existence, l’être humain rend fatalement inefficace sa fonction sur terre. Le risque est alors qu’il régisse le monde dont Dieu lui a confié la charge, sans aucune science, voire en opposition avec l’action de l’Intellect divin, allant jusqu’à participer et même provoquer ce chaos dont on sait qu’il annoncera la ruine du monde, et celle de l’homme. Luttant contre cette désacralisation de l’existence, Ghazali sut au contraire retrouver, à travers une tension métaphysique, l’élan et le goût d’une vie humaine entendue comme un itinéraire de purification, d’action et de connaissance. Une connaissance qui, dans le cadre traditionnel de l’Islam, se manifeste par dévoilements progressifs. Observant scrupuleusement les prescriptions de la Révélation, l’imam Ghazali découvrit les correspondances naturelles de son rôle dans ce monde-ci avec l’autre monde, grâce à la fréquentation des maîtres dans la pratique de la science et de la voie de l’Au-delà.
Très tôt, Ghazali a compris qu’on ne lit pas le Coran comme un livre de théologie ou de droit ou, encore moins, de philosophie, à seule fin d’acquérir un savoir, précisément parce qu’on n’est pas assuré a priori de la valeur d’un savoir en tant qu’objet de la pensée humaine. Certes, le Coran et la Tradition prophétique recommandent l’usage de l’intelligence et de la réflexion, et ils louent la science. L’imam le sait, et le dit: on le voit bien dès le début de son œuvre majeure « Revivification des sciences de la religion » (Ihyâ’ ‘ulûm ad-dîn), consacré à l’importance du savoir. Mais de quelle intelligence s’agit-il ? De quelle raison ? De quel savoir ? De quelle foi ? Comme le dit le Coran, il faut que les croyants soient « solidement ancrés dans la science » : « Et ceux qui sont solidement ancrés dans la science, disent : “Nous croyons !” »2 Et encore : « Mais ceux d’entre eux qui sont solidement ancrés dans la science ainsi que les croyants, croient en ce qu’on a fait descendre vers toi. »3 Comment trouver cette Science qui fait vivre et se distingue totalement des connaissances abstraites et sèches d’une certaine intelligence ?
Dieu élève aux plus hauts degrés spirituels ceux d’entre vous qui croient et ceux qui ont reçu la Science.4
Dans La délivrance de l’erreur, l’imam Ghazali explique les causes du laxisme et de la faiblesse de la foi qu’il constate chez les gens de son époque. Il rejette l’argument fallacieux des philosophes et des rationalistes qui s’estiment être trop au-dessus de la Loi religieuse pour devoir en observer les rites et les prescriptions. En voulant se démarquer de l’ordinaire et du conformisme conventionnel, ces derniers en viennent à s’imaginer que « la Prophétie peut être ramenée à la philosophie et à l’intérêt général ». Selon eux, « les pratiques rituelles que la Prophétie prescrit ont pour but de maintenir l’ordre entre les gens du commun, de les empêcher de s’entre-tuer, de se disputer, et de s’abandonner aux passions. »5 Aveuglés par l’orgueil, au nom de la prétendue sagesse à laquelle ils se réfèrent, ils considèrent l’accomplissement régulier des obligations religieuses comme une vulgaire marque d’ignorance.
De nos jours encore, c’est toujours cet argument qui est avancé par certains pour justifier d’une absence de pratique religieuse, ou réduire exclusivement la religion à des conceptions sociales et moralistes. « C’est ainsi que l’athéisme veut cantonner le spirituel et la religion dans un espace privé de plus en plus confidentiel, chose d’ailleurs acceptée et même revendiquée par une majorité de personnes qui, tout en se déclarant croyantes, se contentent d’une participation épisodique et lointaine aux rites, et mènent une vie dichotomique, séparant vie ordinaire et vie rituelle. Ne réservant que quelques instants à la vie religieuse, ces personnes méconnaissent, le reste du temps, toute pratique des vertus, toute contemplation, toute élévation. La religion perd alors sa fonction de lien avec Dieu pour sombrer dans une religiosité morale, sociale et sentimentale, toute temporelle. Arguant des prétentions religieuses les plus extrêmes, mais reflétant au fond le même degré d’ignorance, d’aucuns voudraient, en les soumettant souvent par la contrainte, rallier toutes les composantes de la société à une conception purement spéculative et mentale qu’ils se font de la religion, conception qui n’est en fait qu’une illusion. L’intégrisme, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, se résume alors à une vulgaire instrumentalisation de la religion à des fins politiques et nationalistes. Malgré l’apparente opposition de ces deux tendances, elles ne sont que la résultante d’une méconnaissance du domaine spirituel, laquelle les conduit à se placer sur un terrain purement temporel. »6
La réponse – plus que jamais d’actualité – apportée par l’imam Ghazali renvoie directement à la juste compréhension qu’il convient d’avoir du rôle de l’intelligence et de la foi : « Celui qui affirme verbalement que la Prophétie existe, mais place les prescriptions de la Loi sur le même plan que la philosophie, nie en fait la réalité de la Prophétie. […] Croire à la Prophétie consiste à admettre qu’il y a un niveau, au-delà de la raison, où s’ouvre un “œil” par lequel sont perçues des choses particulières. »7 On retrouve dans l’attitude critique de Ghazali à l’égard des philosophies rationalistes qui prétendent à la Vérité ou, à l’inverse, nient toute possibilité d’Y accéder, les mêmes réserves que celles qu’il formula à l’encontre d’un usage imprudent de la logique.
En effet, cette dernière est sans danger pour la foi tant qu’on l’utilise, telle une balance, comme un instrument de pesée permettant de distinguer le vrai du faux. En revanche, elle devient dangereuse dès qu’on l’érige en juge de la Vérité, et qu’on prétend que par sa seule qualité, elle puisse être en mesure de pouvoir l’établir, avec la conséquence inhérente d’abaisser la Parole révélée au niveau de la raison humaine, la limitant ainsi à son arbitraire naturel. Selon l’imam, la logique a pour fonction de donner des règles à l’expression de la pensée, de façon à s’assurer que ce qu’elle dit est vrai, que celui qui parle est véridique dans les mots qu’il emploie et qu’il les associe comme il convient. Mais la logique n’a pas le pouvoir de fournir à la pensée les éléments qui, maniés selon les règles nécessaires, l’amèneraient à saisir avec certitude la Vérité.8
L’itinéraire religieux vers la certitude emprunté par l’être humain implique une adhésion totale et sans réserve de toute sa personne, de sa raison et de ses facultés sensibles. Il faut considérer la vie humaine dans tous ses aspects, spéculatifs et pratiques, comme une seule et même réalité indissoluble. Dans cette perspective, sont renversées et redimensionnées les méthodes d’un certain « intellectualisme théologique » qui fait de la religion une affaire rationnelle, un savoir purement discursif, une démonstration scientifique où seule la raison et son conceptualisme sont impliqués: « Il est contraire à l’orthodoxie de penser qu’on accède à la foi par la spéculation théologique, par des preuves abstraites, et par des démonstrations ordonnées. La foi est une lumière que Dieu projette dans le cœur de Ses serviteurs comme un pur don de Sa part, tantôt au moyen d’une évidence intérieure qui est en soi inexprimable, tantôt en raison d’une vision en songe, tantôt en voyant la condition spirituelle d’un homme religieux dont la lumière de la foi resplendit en sa compagnie. »9 « Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. Celui qui s’imagine que la découverte de la vérité repose sur des arguments bien définis, limite sans le savoir l’immensité de la Miséricorde divine »10 conclura Ghazali à l’issue de la profonde crise intellectuelle qu’il traversa lui-même, et dont il réussit à sortir par la grâce de Dieu.
L’objectif de l’imam Ghazali, en particulier dans son Livre de la Science, est de mettre en évidence la hiérarchie des degrés de la connaissance accessibles à tout homme par ses différentes facultés spirituelles et intellectuelles, conformément aux dispositions innées que Dieu a accordées à Ses créatures. Au sein de cet ordre graduel ascendant, Ghazali remet à sa juste place la « raison », en reconnaissant sa valeur et son rôle déterminant dans la pratique de la voie de l’Au-delà. Ce n’est pas la raison en elle-même que Ghazali condamne, mais bien son usage dans des domaines qui la dépassent. Montrant toutes les limites et les incohérences de certaines thèses philosophiques, l’imam dénonce l’excès inverse, qui consiste à rejeter tout usage des facultés intellectuelles en matière de religion, autant que les errances et les détournements de la raison discursive par certains « mauvais savants » (‘ulamâ’ as-sû’).
Toute l’actualité des enseignements de l’imam Ghazali réside dans cette capacité à concilier la profondeur de la foi avec la noblesse de l’intelligence, toutes deux mises au service de la recherche de la Vérité dans la Connaissance de Dieu et du monde, ainsi que dans la pratique des sciences religieuses. De ce point de vue, on comprend, après avoir reconnu les limites de la raison ainsi que le contenu intellectuel de la foi, qu’il ne saurait y avoir quelque opposition ou contradiction entre la première et la seconde.
Dans l’introduction de son œuvre intitulée Le juste milieu dans la croyance, l’imam Ghazali montre comment « concilier les exigences de la Révélation avec les nécessités de l’intelligence, en réalisant qu’il n’y a aucune opposition entre la Loi révélée et la Vérité intelligible ». La voie médiane et modérée, s’agissant des articles fondamentaux de la foi, doit suivre le droit chemin qui évite les deux écueils du laxisme et de l’exagération d’un côté, illustrés par « la position des littéralistes qui soutiennent la nécessité de s’en tenir au suivisme aveugle en se conformant aux apparences », et de l’autre, « celle des philosophes et des mutazilites les plus extrémistes, noyés dans les méandres de la raison qu’ils ont utilisée en essayant d’ébranler les preuves décisives de la Révélation. »11 Si dans l’approche doctrinale, l’intelligence est comparable à une vision saine, non entachée par les vices et les maux, le Coran, lui, est semblable au soleil qui illumine les mondes de sa lumière. Sur le droit chemin, l’intelligence et le Coran sont indissociables. Car celui qui tourne le dos à la raison en se contentant de la lumière du Coran est comme quelqu’un qui s’expose à la lumière du soleil les yeux fermés: il n’y a aucune différence entre lui et l’aveugle. « Ainsi l’intelligence avec la Révélation sont-elles lumière sur lumière »12
Selon l’enseignement de l’imam exposé dans le Livre de la Science, lorsque l’homme oublie la réalité de la connaissance supra-rationnelle, à laquelle il est pourtant en mesure d’accéder, il réduit sa compréhension de la religion au seul niveau de la raison humaine et logique. Par son impact sur les sciences religieuses, cette vision restreinte et réductrice dégénère au point de rejeter tout ce qui dépasse le simple savoir rationnel en la matière. Un tel rejet ne peut qu’aboutir au formalisme juridique et au dogmatisme théologique, deux tendances néfastes auxquelles Ghazali n’aura de cesse de s’opposer. Évoquant avec un certain regret le temps des débuts de l’islam, quand l’évidence de la lumière prophétique nourrissait la simplicité de la vie religieuse, Ghazali rappelle en dernier lieu que l’on ne peut parvenir à Dieu que par l’effort spirituel, car Dieu en a fait un préambule à la guidance sur la voie du retour vers Lui : Ceux qui auront combattu en Nous, Nous les guiderons assurément sur Nos chemins. En vérité, Dieu est avec ceux qui pratiquent la vertu spirituelle.13 L’imam explique en particulier comment le sens réel et originel de termes aussi fondamentaux que fiqh, ‘ilm, dhikr, et tawhîd s’est progressivement appauvri jusqu’à être oublié, quand il n’est pas purement et simplement inversé. Ghazali rappelle que cette fermeture intellectuelle débouche nécessairement sur un exclusivisme et un fanatisme qui engendrent inévitablement oppositions incessantes et conflits permanents au sein de la communauté, comme à l’extérieur au demeurant. La violence et les horreurs du terrorisme en sont une manifestation dramatique.
L’enseignement de l’imam Ghazali est intemporel et semble être providentiellement destiné aux temps que nous vivons. Des temps où la préoccupation pour la recherche avide d’avis juridiques et de solutions prétendument religieuses, dans toutes sortes d’aspects accessoires et de détails superflus, a pris des proportions démesurées. La religion est souvent réduite à un système idéologique et à un formalisme littéraliste et rationaliste qui, non seulement dénature le message authentique de l’islam, mais contribue à ruiner les âmes de ceux qui sombrent dans de telles dérives. L’instrumentalisation de la religion à des fins de pouvoir temporel, de prosélytisme ou d’hégémonie, égare les croyants en les détournant du but véritable. Elle amène à préférer le monde immédiat à l’Autre monde ; au-delà même de ceux qui en sont injustement les victimes, elle est cause de dégâts dans l’ordre et dans l’harmonie de la création dont Dieu a confié la charge aux hommes.
Conclusion
L’actualité des enseignements de l’imam Ghazali correspond à l’actualité même de la Révélation coranique et du modèle prophétique, qui tracent une voie claire et fiable vers l’Au-delà, une voie qui reste valide jusqu’à la fin des temps. À propos de ce chemin divin, Ghazali nous rappelle ce que sont la foi et l’intelligence: des dons précieux de Dieu qu’il s’agit de cultiver, d’approfondir, et d’employer avec sagesse, rigueur et ouverture du cœur, pour réussir à bénéficier des grâces divines qui soutiennent le croyant dans son itinéraire de retour à Dieu. Dans le contexte contemporain, où rigueur intellectuelle, approfondissement de la foi, purification du cœur, et goût des vertus sont des valeurs de plus en plus rares, voire galvaudées, même au sein des communautés religieuses comme la communauté musulmane, les enseignements de l’imam Ghazali constituent un outil efficace et une aide précieuse dans la recherche de ces qualités. Les traductions de plus en plus nombreuses de ses œuvres, que l’on trouve désormais dans la plupart des langues, témoignent d’un intérêt certain qui s’explique par le fait que les écrits de Ghazali apportent des réponses magistrales aux questions essentielles sur la signification de la vie, la dignité de l’homme, le but de l’existence et les moyens d’y parvenir, avec cette clarté et cette simplicité de l’évidence propres à ce qui est intemporel. En même temps, ses réflexions et ses méditations sur la vie spirituelle, parce qu’elles restent relativement accessibles à la mentalité et à la nature des hommes de notre temps, et parce qu’elles s’adressent au cœur de tout un chacun, dépassent largement le cadre des études islamiques ou de la communauté musulmane. C’est le cas, en particulier, de sa célèbre somme « Revivification des sciences de la religion », qui peut légitimement être considéré comme une synthèse du testament intellectuel et religieux que l’imam Ghazali a laissé à l’humanité.
Pour autant, s’ils retrouvaient le courage et la volonté d’abandonner l’approche purement quantitative, superficielle, dialectique ou spéculative qu’ils ont généralement de la sagesse et de la religion, les hommes d’aujourd’hui pourraient s’inspirer du courage de l’imam. En se pliant à cet effort de « retrait spirituel » des apparences et des formes extérieures, à l’instar de Ghazali, ils redécouvriraient alors, faisant preuve de toute la détermination et la patience nécessaires, la voie d’une vocation contemplative qui induit également, pour celui ou celle qui la suit, une participation sereine et harmonieuse au témoignage constant d’une vision sacrée de l’existence.
Néanmoins, la lecture des œuvres de Ghazali pourrait s’avérer vaine pour celui qui voudrait retrouver le sens de son séjour sur terre et redresser le cours de son existence, si elle ne s’accompagne pas de la mise en pratique de l’exemple donné par l’imam Ghazali ; celui d’une tension métaphysique dynamique vécue qui pousse à chercher continuellement la certitude dans la connaissance. En tant qu’imam « restaurateur » (mujaddid), Ghazali eut et aura toujours, à son époque comme aujourd’hui, la fonction de rénover, ou mieux de « revivifier », chez les étudiants sincères, la transmission du dépôt traditionnel (al-amâna) confié par Dieu à chaque créature. Aujourd’hui, comme il en a toujours été, il ne s’agit pas d’une question philosophique, rationnelle, et encore moins dogmatique. L’important est de préserver et de mettre en acte ce dépôt sacré existentiel, dont la foi et l’intelligence font partie, et qui fait de l’homme le représentant de Dieu sur terre, pourvu qu’il ne déroge pas au « mîthâq », le « Pacte primordial » qui le lie indéfectiblement à son Seigneur.
- Selon un hadith, c’est-à-dire une tradition rapportant les paroles et les actes du Prophète, transmis par son Compagnon ‘Umar ibn al-Khattâb, et rapporté dans le recueil Sahîh de Muslim. ↩
- Coran 3 : 7.↩
- Coran 4 : 162.↩
- Coran 58 : 11.↩
- Al-munqidh min ad-dalâl.↩
- AbdAllah Yahya Darolles, « La vie spirituelle dans la société laïque », dans Les Cahiers de l’IHEI, Les Cahiers n°10, année 2000, pp. 26-27.↩
- Al-munqidh min ad-dalâl.↩
- Cf. Roger Arnaldez, « Les grands traits de la pensée et de l’œuvre de Ghazali », dans Ghazâlî, la raison et le miracle, Maisonneuve et Larose, Paris, 1987.↩
- Fasl at-tafriqa, dans Majmû‘a rasâ’il al-imâm al-Ghazâlî, Al-maktaba at-tawfîqiyya, Le Caire, p. 279.↩
- Al-munqidh min ad-dalâl.↩
- Al-iqtisâd fî al-i‘tiqâd, introduction.↩
- Ibid, en référence au verset coranique dit « de la lumière » (Coran 24 : 35).↩
- Coran 29 : 69.↩