Quelle voie sans compagnons ?
Yahya Pallavicini
24-12-2014
Article publié dans la revue CONFRONTI de décembre 2014
Je me souviens encore de ma première rencontre au Vatican avec le Pape François : j’étais en compagnie de mon ami AbdAllah Ridwan et d’autres délégués musulmans, chrétiens orientaux et juifs, lors de la première audience officielle du Pape après sa nomination comme souverain pontife de l’Église catholique. Il s’adressa à nous musulmans en nous appelant amis.
Depuis ce jour, le dialogue entre chrétiens et musulmans a changé pour s’engager dans ce chemin d’amitié tracé par le Saint Père. Mais, au fond, quelle est la nature véritable de cette amitié ? Qu’est-ce que le dialogue entre chrétiens et musulmans ? Que sont l’amitié et le dialogue en des temps où, d’un côté, nous assistons à l’émergence d’un nombre croissant de dictatures et de violences et, de l’autre, à la mode d’un « dialogue » et d’une « amitié », dont les termes ont été tellement galvaudés qu’ils ont fini par perdre leur sens profond. Que représentent l’amitié et le dialogue avec un chrétien, pour un musulman ?
Parmi les sources et les racines de l’amitié, il faut mentionner deux termes doctrinaux : Khalîl Allâh et Al-Siddîq. Khalîl Allâh signifie l’ami intime de Dieu. C’est l’attribut que la tradition islamique confère au prophète Abraham. Ainsi donc Abraham, patriarche du monothéisme et prophète de référence commune pour juifs, chrétiens et musulmans, nous inspire une amitié particulière : celle, extraordinaire, que Dieu lui confie. Il semble bien que nous, musulmans, devions nous inspirer de ce degré exceptionnel d’amitié afin que notre fraternité avec nos frères chrétiens s’élève jusqu’au niveau d’une communication intime et d’une syntonie spirituelle avec Dieu. Il ne s’agit donc pas d’une amitié au sens profane, d’une relation conventionnelle ou d’un dialogue superficiel, mais d’une vraie recherche d’intimité sacrée, d’une convergence vers le modèle prophétique d’Abraham qui, en plus d’être Son prophète et serviteur, est l’ami de Dieu.
Le principe commun du Dieu unique et miséricordieux
Dans l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, parue en novembre dernier, le Pape François souligne l’importance du dialogue religieux avec l’islam et avec le judaïsme, rappelant comme principe commun au monothéisme abrahamique, la foi dans le Dieu unique et miséricordieux et le Jugement final. Si le Pape François, dans sa fonction pastorale, et au-delà même de toute dialectique théologique, nous encourage à trouver dans le principe commun du Dieu unique et miséricordieux une perspective plus juste pour établir un dialogue authentique, c’est parce que ce dialogue a sa source dans ce principe même, le seul à pouvoir véritablement être qualifié de commun et universel.
Parallèlement, le second terme, Al-Siddîq, qui signifie « le véridique », est l’attribut du premier ami, compagnon et disciple du prophète Muhammad, Abu Bakr, le « bien-guidé », le véridique, le compagnon sincère et honnête. Nos amis arabes, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, savent que le terme al-siddîq vient de la même racine que celle du mot al-sadîq, qui signifie littéralement « ami », et qui suppose que l’amitié authentique soit fondée sur l’honnêteté, la fidélité et le respect réciproques, sur l’unité dans la sincérité. Être ami sincère du Prophète implique, en effet, un degré d’honnêteté et de transparence qui ne peut se réduire à une sympathie passagère, mais qui correspond à une station de fraternité où l’on partage une sensibilité spirituelle particulièrement élevée et profonde. Ce qui unit deux amis dans le dialogue sincère (al-sidq), c’est la force d’une attirance réciproque et partagée pour la Vérité. Le dialogue entre un chrétien et un musulman n’est donc pas un monologue ni une conversation. La façon de dialoguer entre amis chrétiens et musulmans exclut toute revanche, rancœur, revendication ou représailles. Elle exhorte, en revanche, au respect, à la disponibilité à écouter, à la soif de connaissance du mystère de Dieu. La finalité du dialogue doit être la découverte d’un nouvel amour pour l’amitié en Dieu et pour la recherche fraternelle de la Vérité. Ces nobles finalités ne pourront être atteintes que par la recherche d’une cohérence dans nos fois respectives, et dans l’acceptation de nos responsabilités quotidiennes dans le but du Bien commun.
Quand ce genre de dialogue s’instaure, les effets sur le plan cosmologique, historique et social ont un grand impact, parce que le chrétien et le musulman participent ensemble à la civilisation des héritiers des prophètes, et trouvent ensemble les déclinaisons les plus sages pour partager pleinement, avec tous les hommes et femmes sur Terre, la qualité du temps et de l’espace. Les dangers et les erreurs des anachronismes nostalgiques ou des idéaux utopiques concernant le futur disparaissent, tout comme l’enfermement dans les ghettos mentaux d’un monde parallèle, artificiel et irrationnel.
Au contraire, lorsqu’un dialogue de cet ordre entre un chrétien et un musulman se réalise, il devient pour l’humanité tout entière un modèle de cohésion et de participation, reflet vivant de la dynamique spirituelle de Dieu qui, selon le Coran, « renouvelle la création à chaque instant ».
Une communauté jeune et complexe
Ce modèle de dialogue, d'amitié, de respect et de collaboration pourrait également favoriser la maturation interne de la communauté islamique italienne, une communauté jeune et complexe, mais unie dans un pluralisme d’immigrés et d’autochtones, de convertis et de secondes générations, de diplomates et de théologiens, de fidèles et d’autodidactes. L’aide de nos frères et sœurs chrétiens permettrait de redécouvrir le sens véritable de la fraternité en islam, sans courir le risque d’être contaminés par les vagues d’un radicalisme panarabe ou islamiste importé de l’étranger. C’est en travaillant à partir de ce lien concret que l’on bâtira une société italienne rassemblée autour de la sauvegarde de valeurs anciennes, de nouveaux échanges interculturels, pour un présent pacifié.
Pour nous représentants religieux, la cohésion sociale est la manifestation d’une universalité du genre humain qui respecte l’unité et la diversité des caractéristiques spécifiques et providentielles d’ordre spirituel, juridique et culturel. Une cohésion dans l’empathie et la collaboration, une cohésion dans la pratique des vertus et dans la recherche du secret et de la Vérité dans cette vie, « en ce monde et avant l’Autre ». Une cohésion grâce à laquelle tout homme et toute femme redécouvrent, avec l’aide fraternelle de son prochain, les racines spirituelles communes avec le Créateur des cieux et de la terre, en partageant simultanément, sur un autre plan, une fonction de gestion et de transmission de la science sacrée.
Un maître musulman qui a inspiré l’un des plus anciens ordres contemplatifs de l’islam, le shaykh Abd al-Qâdir al-Jilânî, a écrit : « Quelle voie serait parfaite sans compagnons ? Et comment trouver la direction juste pour tous si elle ne nous est pas donnée ? Et un chemin droit différent de celui que nous suivons ? Et l’attention à l’instant sans élan spirituel ? Fais-moi confiance, la sincérité est des plus élevées pour celui qui désire arriver au but. Souviens-toi de ce que je t’ai dit. »
C’est sur la profondeur de cet enseignement que nous conclurons notre propos, souhaitant pour notre communauté musulmane en Italie tout ce qu’il y a de meilleur, communauté qui vient de célébrer le nouvel an 1436 de l’Hégire (selon le calendrier islamique). « Quelle voie serait parfaite sans compagnons ? », demande le maître et il invite ses interlocuteurs à éliminer l’individualisme, l’isolement, la solitude, à découvrir le bénéfice de la compagnie spirituelle, de la fraternité, de l’hospitalité traditionnelle comme moyens pour avancer sur la voie de la perfection. Autant de synonymes de la cohésion et du dialogue, à l’intérieur et à l’extérieur des communautés d’appartenance mais pour qu’ils deviennent vraiment utiles, le maître nous enseigne et nous apprend à revêtir nos comportements et nos actions de la sincérité, cette qualité spirituelle qui permet à tout croyant de retrouver sa propre cohésion intérieure et le soutien précieux du dialogue entre les compagnons. C’est ainsi, et seulement ainsi, que se réalisent l’harmonie sociale et l’affinité intime avec les signes et les symboles de la Révélation de Dieu.