Monothéisme abrahamique et fraternité spirituelle
Abd al-Wadoud Yahya Gouraud
19-09-2005
Par l’époque ! En vérité, l’homme est en perdition, à l’exception de ceux qui ont la foi, qui pratiquent les œuvres vertueuses, qui se conseillent mutuellement la Vérité et qui s’exhortent mutuellement à la patience.1
S’il est un terme qui est devenu l’un des mots d’ordre incontournables de notre époque, c’est bien celui de « dialogue ». Qu’il soit « interculturel » ou « interreligieux », le dialogue est généralement considéré, de nos jours, comme le moyen le plus efficace de rapprocher des réalités qui, sans cela, ne se rencontreraient pas ni ne communiqueraient, ou, pis encore, risqueraient de s’affronter par l’affirmation exclusive de leur supposée identité propre, voire irréductiblement antagoniste. Face à l’imminence d’un tel danger, il s’agit alors de promouvoir le « dialogue entre les civilisations », en réponse à un prétendu « choc des civilisations », afin d’établir ou de préserver la paix entre des peuples de culture ou de religion différentes. La différence religieuse ou culturelle est ainsi perçue, d’un point de vue extérieur, sociologique, et pour ainsi dire tout à fait profane, au pire comme génératrice d’opposition et de conflit, au mieux comme source d’enrichissement mutuel, sans que l’on sache réellement ce que ce sont la « culture » et la « religion », ni la richesse réelle que celles-ci possèdent, communiquent et partagent.
Au point de vue traditionnel, en revanche, religion et culture ne sauraient se confondre, car celles-ci se rapportent à des plans différents, qui ne s’excluent pas mais qui sont ordonnés suivant une hiérarchie correspondant à la nature même des choses, et allant de l’identité spirituelle de l’être à son appartenance culturelle, en passant par son insertion dans une forme religieuse. L’identité spirituelle, le rattachement à une religion et l’appartenance à une culture n’entrent pas en concurrence les uns avec les autres, et ne sont nullement incompatibles. Dans sa signification profonde et métaphysique, la connaissance et l’épanouissement par l’être de son « identité » véritable correspond à la réalisation de sa nature primordiale, faite « à l’image et ressemblance de Dieu », suivant les mots de la Genèse, ou « selon la forme du Tout Miséricordieux », suivant la tradition prophétique, par l’« identification » spirituelle avec cette Forme divine jusqu’à réaliser l’union contemplative avec Dieu, correspondant à ce que l’ésotérisme islamique appelle l’« Identité suprême ». Quant à la religion et à la culture, elles diffèrent nécessairement en raison de leur origine et de leur contenu respectifs, la seconde étant constituée d’éléments purement humains alors que la première, née de l’irruption du Sacré dans le monde, est d’origine non-humaine, et permet de retourner à sa source divine.
Au sein de ce cadre traditionnel, les différences entre les grandes civilisations et entre les religions authentiques apparaissent comme les manifestations multiples d’un message essentiellement unique, qui a été adressé par Dieu à des peuples vivant dans des lieux et des temps différents. Au-delà de cette multiplicité providentielle, la rencontre entre les croyants des Révélations du monothéisme abrahamique, judaïsme, christianisme, islam, comme des autres traditions spirituelles, vient en rappeler l’unité profonde, celle de Dieu lui-même, qui lie en même temps les hommes par une origine spirituelle commune. Selon la tradition islamique, tous les êtres humains sont liés à Dieu, et entre eux, par le témoignage qu’ils ont porté devant leur Seigneur, avant même le déploiement du temps. Le Coran relate cet événement du Pacte primordial (mîthâq) entre Dieu et les humanités à venir :
Quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, Il les fit témoigner sur eux-mêmes : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » Ils dirent : « Oui, nous en témoignons ! » Cela afin que vous ne disiez pas, le Jour de la Résurrection : « nous n’étions pas au courant de cela. »2
Selon certains commentaires traditionnels, à travers cette alliance éternelle scellée avec Dieu, les hommes ont acquis, par la reconnaissance que Dieu est le seul Seigneur, une même connaissance qui constitue une unique nature spirituelle originelle. En répondant à l’unisson : « Oui, nous en témoignons ! », ils ont déjà été unis dans cette réponse commune, car seul l’Unique peut unir. Cette nature spirituelle fonde entre les hommes une fraternité profonde, au- delà de la fraternité confessionnelle avec leurs coreligionnaires, de la fraternité abrahamique avec les autres monothéistes, et même de la fraternité adamique. Car cette fraternité-là n’est pas génétique, mais métaphysique. C’est dans ce sens que les êtres humains peuvent être dits « frères », non seulement en raison de la constitution physionomique ou biologique qu’ils partagent, mais avant tout en vertu de cette nature spirituelle primordiale à laquelle tous participent, hommes et femmes. C’est donc en Dieu que la communauté des hommes peut trouver son unité. La réunion extérieure entre les hommes reflète l’union intérieure de l’être avec son origine divine. Réunis par l’unité de Dieu, les êtres humains ont la possibilité, quelle que soit leur religion ou leur culture, de se connaître et de se reconnaître comme les membres d’une même famille spirituelle, dans la mesure où ils sauront honorer la noblesse de leur nature originelle et se montrer fidèles au Pacte primordial par lequel ils ont reconnu la Vérité unique, qui s’est manifestée à travers le cycle des différentes Révélations, afin d’apprendre à coexister et à coopérer avec l’intelligence et l’honnêteté de l’Esprit, trace de l’Intellect divin insufflé en l’homme à l’origine de la création du monde.
La fraternité spirituelle dans l’unicité divine tisse des liens indissolubles entre les êtres humains. Non seulement elle fonde la rencontre « interreligieuse », ou plus simplement « religieuse », mais elle prépare également, et avant tout, à la réalisation d’une entente réellement « métaphysique » entre les orthodoxies et entre les croyants, alors que le simple « dialogue », dans ce domaine, s’avère finalement sans issue, parce qu’il est marqué du sceau de la dualité. Ce n’est pas, à proprement parler, au judaïsme, au christianisme et à l’islam de s’entendre, mais plutôt aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans de s’entendre les uns avec les autres, ou plus précisément de s’entendre les uns les autres proclamer la louange et la gloire du Dieu unique, Dieu d’amour et de miséricorde, en écho à cette première parole que nous avons prononcée avant le déroulement du temps, dans l’éternité métaphysique du Pacte primordial. Cette écoute respectueuse témoignera ainsi de l’acceptation du mystère divin qui n’est épuisé par aucune révélation. C’est dans cette perspective et sur cette base, que peut s’établir « l’accord sur les principes » dont parlait René Guénon, et qui devrait conduire à la reconnaissance réciproque de la validité salvatrice des religions orthodoxes, seule condition pour une communion véritable entre les croyants.
Cette aspiration à une rencontre « par le haut » pose l’exigence d’une convergence intellectuelle entre les religions, qui va bien au-delà du seul plan de la fraternité humaine, ou même abrahamique. C’est en suivant cet élan que ce qui doit être une rencontre spirituelle en Dieu évitera de sombrer progressivement dans la recherche d’un nouvel humanisme, qui n’est pas d’ordre spirituel mais la simple expression d’une sentimentalité exacerbée, sans parler des tentatives de partenariat politique qui s’apparentent plus à de la diplomatie profane qu’à un réel échange religieux. Il semble pourtant que, de nos jours, le dialogue ne parvienne pas à dépasser la recherche d’un terrain d’entente minimum, sur un plan horizontal, qui puisse permettre la coexistence pacifique dans des sociétés qualifiées de plus en plus de « multiconfessionnelles ». En dépit des nombreuses rencontres, dites « interculturelles » ou « interreligieuses », qui sont organisées, aux niveaux international, national et local, on continue à concevoir ce dialogue dans une optique avant tout sécuritaire, ou en réaction à des dangers éventuels liés aux phénomènes de l’antisémitisme, du racisme et de l’islamophobie. On assiste en cela à la sécularisation et à la désacralisation du dialogue « interreligieux », qui n’est plus même « religieux » dans le sens d’un acte accompli au nom et en vue de Dieu, mais qui se transforme en réunions institutionnelles, en associations d’amitié ou en marches pacifistes. Cependant, si la religion ne peut être instrumentalisée à des fins autres que spirituelles, pour, d’une part, servir à légitimer la violence du terrorisme et la guerre, l’on ne peut non plus accepter, de l’autre, qu’elle soit transformée en un simple instrument de paix terrestre, entendue de manière exclusivement humaine. Dans cette confusion entre paix et simple non-belligérance, le contenu réel du message religieux est appauvri et réduit aux niveaux mental et sentimental, pour s’accorder avec les nécessités temporelles et les préoccupations mondaines du moment.
On oublie que la Paix véritable n’est pas « celle que donne le monde », selon la parole du Christ, mais plutôt celle des cœurs apaisés dans le Royaume des Cieux. Le monothéisme abrahamique et la fraternité spirituelle risquent alors d’être compris et vécus comme, d’un côté, la cohabitation fragile de trois religions ayant chacune « leur » dieu, et, de l’autre, comme un lien génétique entre les disciples lointains de prophètes qui partagent à la fois un même message spirituel et une ascendance généalogique commune. L’exemple de la rencontre entre judaïsme et islam, respectivement premier et dernier rameaux du monothéisme abrahamique, est à cet égard révélateur. Le fait que ces deux Révélations, avec le christianisme, se rattachent à un héritage « abrahamique » commun montre, en réalité, que ces religions ne sont pas « monothéistes » parce que chacune d’elle n’adore qu’un seul dieu – sous-entendu : le sien qui ne serait pas le même que celui des autres. Cela ne serait pas du monothéisme, mais une forme de monolâtrie, une sorte d’adoration de l’unique pour l’unique. Judaïsme, christianisme et islam sont des religions monothéistes parce qu’elles adorent le Dieu unique qui est le même pour toutes les trois. Outre leur unité doctrinale essentielle, la commune origine divine de ces religions rappelle aussi une filiation prophétique particulière qui attribue au prophète Abraham le titre de patriarche du monothéisme, et à ses deux fils Ismaël et Isaac celui de pères, respectivement des prophètes Muhammad, messager de l’Islam, et Moïse, guide du peuple d’Israël, au sein duquel est né Jésus- Christ lui-même. Le rapprochement légitime et réel entre les peuples hébreu et arabe, qui ont reçu la révélation par l’intermédiaire de Moïse et de Muhammad, respectivement sous la forme de la Torah et du Coran, ne se fonde pas seulement sur leur commune origine « sémite », mais d’abord sur la présence de la lumière prophétique particulière dont ils sont les dépositaires, sans exclusive ni confusion. En effet, Isaac et Ismaïl ne sont pas seulement les deux fils d’Abraham, ils sont avant tout deux prophètes, fils d’un prophète, nés de deux mères, comme pour préfigurer et annoncer, par là, la naissance de deux religions, le judaïsme et l’islam. Juifs, chrétiens et musulmans sont donc liés, en quelque sorte, par une triple fraternité spirituelle, prophétique et religieuse, qui tient, à la fois, à leur nature primordiale en tant qu’être humains créés « à l’image de Dieu », à l’héritage spirituel qui a été transmis aux peuples hébreu et arabe à travers leurs pères respectifs, et à leur rattachement à la Tradition immuable qui se manifeste dans la forme du monothéisme abrahamique.
C’est sur la base de cette origine spirituelle et historique commune que s’est déroulé le premier « Congrès mondial des Imams et Rabbins pour la Paix », tenu à Bruxelles, en janvier 2005. Cette rencontre « historique » entre religieux juifs et musulmans, placée sous le haut patronage du Roi de Belgique, Albert II, et du Roi du Maroc, Mohammed VI, a compté également la présence d’un certain nombre de personnalités du monde chrétien et académique, spécialistes du dialogue interreligieux. Les thèmes principaux qui ont été soulignés dans la déclaration finale du Congrès se concentrent sur la valeur de l’unité dans la diversité, la lutte contre l’ignorance, le respect de la dignité humaine. Si les organisateurs du Congrès entendaient éviter les interférences du politique dans les débats, la rencontre aura néanmoins permis d’apporter un certain nombre d’éclaircissements quant à la nature de certains conflits présentés comme « religieux », et notamment le conflit israélo-palestinien. En effet, imams et rabbins ont insisté sur le fait qu’il s’agit d’un conflit qui n’est ni racial – arabes et hébreux sont sémites –, ni culturel – tous les musulmans ne sont pas arabes et tous les juifs ne sont pas israéliens, et inversement –, ni encore moins religieux – juifs, musulmans et chrétiens adorent le même Dieu d’Abraham –, mais bien plutôt politique. Abraham est notre père commun qui a enseigné et transmis l’héritage de la Tradition immuable et unique, laissant aux générations un modèle de foi et de soumission qu’il appartient à ses descendants spirituels de suivre et de s’y conformer.
Le sacrifice de son fils, arrêté au dernier moment par l’ordre exprès de Dieu, fut proposé à ses descendants spirituels, juifs, chrétiens et musulmans, afin de transformer la violence explicite des sacrifices humains en symbole d’un combat intérieur visant à arracher la racine même de la violence, « l’âme instigatrice du mal ». Pourtant, la plupart des descendants d’Abraham semblent avoir oublié le goût du combat spirituel le plus noble, celui contre soi- même. Ils se battent surtout entre eux pour revendiquer l’honneur exclusif de descendre en ligne directe de la victime sacrificielle, lignage auquel semble associé un droit particulier. Mais lequel ? Le droit d’être le seul monothéisme véritable, ou, plus prosaïquement, celui de posséder les territoires sur lesquels eurent lieu ces dramatiques événements ? La signification spirituelle du sacrifice est délaissée au profit de la dispute de famille, de la chicane sur le droit d’aînesse, et des querelles de préséance.3
Les extrêmistes de tout bord, qui manipulent la religion à des fins d’hégémonie politique ou de revendications ethnique, nationale ou territoriale, en cherchant à instrumentaliser les masses par l’idéologisation du sentiment religieux, ne font qu’accroître la confusion et l’incompréhension, qui empêchent toute Paix véritable entre les hommes, et freinent de ce fait la résolution pacifique, juste et durable du conflit au Moyen-Orient.
Les religions sont instrumentalisées à des fins qui ne sont pas spirituelles et l’on en arrive à déclarer des « guerres saintes » entre des croyants de la même religion, ce qui fait dire que ce sont les religions qui apportent la guerre. Or, si les hommes se battent, ce n’est pas parce qu’ils sont juifs, chrétiens ou musulmans, mais parce qu’ils ne le sont pas, ou plus assez, ou qu’ils ne le sont plus en pratique.4
Néanmoins, le Congrès de Bruxelles, dont les principaux objectifs étaient de « condamner toute violence commise au nom de Dieu ou d’un principe religieux », et de rappeler, Bible et Coran à l’appui, les valeurs de paix, de respect et de fraternité qui sont au cœur des religions juive et musulmane, a manifesté certaines des tendances dissolvantes qui sont de plus en plus à l’œuvre au sein des communautés juive, chrétienne et musulmane, qu’il s’agisse des interprétations psychanalitiques, sociologiques et rationalistes proposées par l’« herméneutique » moderniste, ou des dérives syncrétistes qui prétendent à l’uniformité doctrinale et à la confusion des rites, ou des excès du laïcisme qui voudrait reléguer le rôle des religieux dans la société au domaine de la morale et de l’éthique, ou encore de l’humanisme qui entend réduire les religions à des systèmes philosophiques et idéologiques prônant le pacifisme et la tolérance.
Au-delà des beaux discours, des vœux improprement dits « pieux », et autres bonnes intentions dont on sait que l’Enfer est pavé, qui dénaturent la sacralité des rapports entre les croyants et déshonorent la noblesse spirituelle de l’être humain, certains savants religieux et hommes de foi, imams, rabbins, dignes responsables et représentants intègres de leur communauté religieuse, ont pu réaffirmer, avec rigueur et miséricorde selon les circonstances, les principes spirituels et les valeurs sacrées qui sont au fondement de l’orthodoxie doctrinale et de l’orthopraxie rituelle de l’islam et du judaïsme. Ils ont su retrouver et renouveler l’esprit des échanges et des conversations d’un haut niveau intellectuel qui ont rassemblé au cours de l’histoire, et plus particulièrement au Moyen-Âge, les croyants, les maîtres et les sages d’Orient et d’Occident, comme source d’inspiration et d’élévation. Mus par un même souffle spirituel et une commune aspiration religieuse, maîtres musulmans, théologiens chrétiens et rabbins conversaient alors, en Andalousie, en Sicile et en Terre sainte, sur la doctrine métaphysique, la cosmologie traditionnelle, la sacralité de l’existence et la réalisation spirituelle, et tous contribuaient ainsi à transmettre une dimension de la connaissance fondée sur l’intellectualité véritable, synonyme de spiritualité. En effet, de part et d’autre de la Méditerranée, y compris en Terre sainte, les élites intellectuelles et chevaleresques de l’époque médiévale avaient appris, pendant que d’autres, et parfois eux-mêmes, s’affrontaient, à se connaître et à s’estimer, non seulement en vertu de leur noblesse d’âme mais surtout grâce à la reconnaissance mutuelle de leur tradition religieuse respective, dans la conscience de l’Unicité de Dieu. Ces « conversations universelles », dans lesquelles tous convergeaient « vers l’Un » (universum), ne se donnaient pas pour but d’atteindre et d’établir la paix sur terre, même si elles favorisaient de manière directe la cohabitation pacifique entre des hommes de religions différentes. En réalité, s’ils ne parlaient pas entre eux de paix, les savants réunis par la recherche commune de la Vérité, sans laquelle il ne saurait y avoir de Paix et de Justice véritables, vivaient l’amour de la Vérité, la quête de la Paix et le soucis de la Justice comme la réalisation de trois Noms de Dieu. De même, cette vitalité intellectuelle et ce dynamisme religieux et philosophique, au sens d’ « amour de la sagesse », n’étaient pas nourris par la simple curiosité culturelle ou par une prétendue propension au rationalisme, ni même par la volonté de parvenir ici-bas à la paix.
Dans la lignée de ces témoins de la Tradition abrahamique, certains participants juifs et musulmans au Congrès de Bruxelles ont partagé un effort, intérieur et extérieur, de tension métaphysique comme de réflexion théologique à partir de leurs textes sacrés respectifs, pour en pénétrer les significations profondes et la valeur symbolique, dans la recherche d’un véritable équilibre et d’une harmonie réelle entre la dimension verticale de l’Esprit et les multiples plans horizontaux de l’existence. Grâce au goût des deux langues sacrées que sont l’hébreu et l’arabe, supports de la Parole de Dieu révélée dans la Torah et le Coran, cette écoute mutuelle a créé des ouvertures de nature spirituelle, laissant parfois transparaître cette lumière prophétique qui, en se reflétant dans l’« image de Dieu », se manifeste aussi dans les paroles, les actes et même sur le visage d’hommes religieux et de saints, dont la sagesse, la sérénité, l’intégrité et la noblesse sont, pour les croyants, un rappel de l’exemple lumineux de tous les prophètes et envoyés. En effet, ce qu’ils sont su reconnaître, c’est cette présence divine qui pénètre la succession des révélations, depuis Adam jusqu’à Muhammad. Dans le respect et la préservation des différences dogmatiques et des prescriptions sacrées qui sont propres à chaque religion, le témoignage quotidien d’une existence vécue au rythme des rites de la prière a été la source d’une sainte émulation entre juifs et musulmans, et le rappel direct du lien primordial de tout homme avec son Créateur, sa vocation sacerdotale à l’adoration et la connaissance de Dieu.
Au moment où l’Europe essaye de se doter d’une « constitution », le risque est grand qu’elle finisse par manquer d’une âme, ou plus précisément de l’Esprit, dans l’oubli de ses racines profondes et du riche patrimoine spirituel et intellectuel qui a été apporté et laissé en héritage par les religions. Le rôle particulier des religieux ne s’arrête pas au simple rappel des valeurs éthiques élémentaires qui font si souvent défaut dans les domaines politique, scientifique et économique de nos jours. Il consiste avant tout à apporter une parole de vérité, de sagesse et de paix, en rappelant que celles-ci ne sont pas des idées vagues, mais qu’elles appartiennent à Dieu, la Vérité, la Paix, le Sage. Si les religions ne font pas de « politique », au sens profane du terme, ils peuvent contribuer à la stabilité et à la préservation de l’ordre et de l’harmonie dans le monde dont la charge et la gestion ont été confiées par Dieu à l’homme. Certains imams et intellectuels musulmans occidentaux, comme certains rabbins, ont voulu rappeler à Bruxelles, le centre politique et le cœur institutionnel de l’Europe, la signification spirituelle et la valeur symbolique de Jérusalem, en hébreux Yirushalaim, « ville de la paix », et en arabe al-Quds, « la sainte ». En effet, dans cette ville triplement sainte se côtoient les symboles du monothéisme abrahamique que sont le Saint des Saints du Temple de Salomon, le Saint sépulcre du Christ, et le lieu d’ascension au ciel du prophète Muhammad, à l’endroit du rocher du sacrifice d’Abraham. Mais la sainteté des lieux consacrés par la sagesse divine réside en ce qu’ils sont les lieux dans lesquels l’homme s’efforce d’être saint.
L’attachement des fidèles des trois religions abrahamiques à Jérusalem s’explique enfin par la place centrale qu’elle possède dans la perspective eschatologique. En effet, c’est à Jérusalem que se manifestera, à la fin des temps, le Messie de la Parousie que tous, juifs, chrétiens et musulmans, attendent. Pour les chrétiens et les musulmans, il s’agit de Jésus (‘alayhi-s-salâm), le Christ de la seconde venue, dont il est dit qu’il confondra l’Antéchrist, nommé ad-Dajjâl, l’imposteur borgne qui, dans la méconnaissance de la réalité spirituelle de l’homme, n’en perçoit que les éléments psychique et corporel, et qui apporte ainsi une vision du Paradis qui sera en réalité l’Enfer et une vision de l’Enfer qui sera en réalité le Paradis.
De même que Médine, la ville sainte du Prophète Muhammad, restera interdite à cet imposteur, il est dit que Jérusalem restera le seul lieu inaccessible à l’Ange de la mort, car terre des vivants, lieu de la descente de la Jérusalem céleste, point de convergence ultime, à la fin du cycle présent, en ce jour où la centralité intégrale retrouvée au sein même de l’homme coïncidera avec le symbole spatial, dans la résorption du temps. La tradition islamique précise encore que la venue de Jésus sera précédée et préparée par le Bien-guidé (al-mahdî), dont il est dit qu’il rétablira la religion pure, insufflera l’Esprit dans l’islam, entendu comme véritable soumission à Dieu, et fera paraître la religion telle qu’elle est véritablement.
Il nous appartient donc à tous, à partir de nos Révélations propres, mais dans la reconnaissance de leur validité respective, de nous ouvrir à ce souffle de l’Esprit qui seul donne le discernement nécessaire. Nous pourrons alors, si Dieu le veut, réaliser « en Esprit et Vérité », cette communauté bien-guidée, qui n’est autre que celle des élus de toutes les Révélations, sur laquelle descendra le Messie de la Parousie, Jésus, l’Esprit royal de Dieu, lequel y apposera le sceau de la Sainteté, sceau qui n’est autre que le symbole unique d’une circonférence bien centrée.5
- Coran 103.↩
- Coran 7 : 172.↩
- Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni, « Monothéisme et entente inter-religieuse », Les Cahiers de l’IHEI, n°15, année 2002.↩
- Shaykh Abd al-Wahid Pallavicini, L’islam intérieur, Ed. Christian de Bartillat, Paris, 1995, p. 185.↩
- Abd-Allah Yahya Darolles, « La centralité spirituelle comme axe de vie », Les Cahiers de l’IHEI, n°15, année 2002.↩