Islam et Boudhisme

AbdAllah Yahya Darolles

12-12-2007

Pour la Tradition islamique, il n’y a, au fond, qu’une seule religion, la religion immuable, ad-din al-qayyim, dont l’Islam constitue la dernière manifestation. Cette religion immuable est la reconnaissance par le serviteur de sa « dette », dayn, et des devoirs afférents vis-à-vis de son seigneur, le Dieu unique, qui est le même pour tous les hommes. Depuis le premier d’entre eux, Adam (‘alayhi-s-salâm), jusqu’au « Sceau des prophètes », Muhammad (çallâ-Llâhu ‘alayhi wa sallam), les messagers de Dieu n’ont cessé d’appeler les hommes au témoignage de l’Unicité de Dieu et à l’adoration qui vient de la connaissance et y mène. En conséquence le Coran invite les musulmans à la reconnaissance de tous les messages qui ont précédé celui de l’Islam :

Dis, nous croyons en Dieu, à ce qui est descendu sur nous, à ce qui est descendu sur Abraham, Ismaël, Isaac et Jacob, et sur les tribus, à ce qui a été donné à Moïse, à Jésus et aux Prophètes de la part de leur Seigneur.1

Cependant, si l’unité transcendante des religions est une évidence pour qui sait considérer leurs principes métaphysiques, la diversité apparente des dogmes et des rites est un fait qui a sa raison d’être providentielle, puisque Dieu dit dans le Coran : « Nous n’avons envoyé de prophète qu’avec la langue de son peuple afin qu’il l’éclaire. »2 En effet, si le message est toujours et partout le même, les hommes sont différents et la parole de Dieu ne saurait être épuisée par une seule révélation :

Dis, si la mer était de l’encre pour écrire les paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent les paroles de mon Seigneur, même si l’on apportait encore la même quantité d’encre.3

Cette position de principe s’étend d’abord aux croyants des religions qui sont, comme l’Islam issues du monothéisme abrahamique, les Juifs et les Chrétiens, avec les Sabéens de Harrân, constituent, stricto sensu, les « Gens du Livre » mainte fois mentionnés dans le Coran. Mais, latto sensu, elles recouvrent tous les Prophètes porteurs d’un message religieux authentique, en quelque lieu qu’ils aient proclamé ce message, dans le Moyen-Orient où l’Extrême-Orient, puisqu’il faut bien reconnaître que c’est de l’Orient qu’est venue la Lumière — ex Oriente Lux. La Tradition islamique rapporte qu’il existe beaucoup de prophètes, et comme le dit le Coran : « De certains prophètes je t’ai donné le nom, mais pour beaucoup d’entre eux, je n’ai pas mentionné de nom. » Certains commentateurs ont identifié le Dhû-l-kifl mentionné dans les sourates al-anbiyâ’ et Câd avec le Bouddha, « Maître de Kapilavastu » où il naquit au VIe siècle av. J.C. Il faisait partie de « ceux qui patientent »,4 et des « meilleurs ».5

Islam et Bouddhisme sont des religions différentes et doivent nécessairement rester ainsi, car leurs différences sont voulues par Dieu. « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté ».6 Pourtant, au-delà des différences des rites et des doctrines, un musulman reconnaît, dans les principes métaphysiques et spirituels auxquels adhèrent les bouddhistes, des raisonnances qui ne lui sont pas étrangères. Le premier point de « désaccord » apparent semble radical, puisque, alors que l’Islam affirme avec force l’Unité absolue de Dieu, qui crée le monde, le renouvelle à chaque instant, s’y révèle en envoyant aux hommes des messages par les prophètes et sauve par le don de Sa Grâce, le Bouddhisme ne se prononce pas sur l’origine du monde, et n’affirme rien de Dieu, mais parle d’un « état inconditionné », le Nirvâna, l’ « Immortel », l’ « Inconditionné par excellence », le « Non-construit », la « Béatitude inébranlable », dont on ne peut rien dire sinon que l’Homme véritablement « éveillé », devenu lui aussi un Bouddha, peut en obtenir la réalisation. C’est plus particulièrement dans cette perspective de réalisation spirituelle effective, que se situe le Bouddhisme dont les racines sont issues de l’Hindouisme, tout comme analogiquement le Christianisme originel est une émanation de la dimension la plus intérieure du Judaïsme. Bouddha 600 ans av. J.C., Muhammad 600 ans après, c’est dans la même réalité eschatologique tant de fois rappelée par le Coran, que les Bouddhistes attendent la venue du Bouddha-Maitreya, tout comme les trois communautés Abrahamiques attendent la venue de ce même Jésus, Sayyidina ‘Aïssa (‘alayhi-s-salâm).

Dès lors que le Musulman reçoit l’affirmation de l’Unicité divine, at-tawhîd, avec la force d’une évidence métaphysique absolue, aucune religion véritable ne peut, pour lui, être « athée », ce qui est un non-sens qu’on lit parfois en Occident à propos du Bouddhisme. Ce qui est affirmé et nié du Nirvâna, la doctrine islamique l’affirme et le nie aussi de Dieu — qu’Il soit exalté— , de Dieu connaissable par les Qualités et les Noms qu’Il a bien voulu nous révéler, et de Dieu inconnaissable, Huwa, Lui, qui reste toujours voilé, mystérieux et insondable : « rien n’est semblable à Lui et Il est Celui qui entend et qui sait »7

Le Bouddhisme, comme l’Islam, affirme l’impermanence du monde, changeant et illusoire, et la seule réalité permanente de l’Inconditionné, de l’Absolu, qui est l’attribut de Dieu seul. « Tout ce qui est sur terre est évanescent et subsiste la Face de ton Seigneur pleine de Majesté et de Générosité ».8 Les deux religions insistent sur la responsabilité de l’ignorance comme cause du mal et du péché, et le rôle fondamental de la connaissance comme moyen de salut. Le Bouddha a enseigné les quatre « Nobles Vérités » sur la souffrance, l’origine de la souffrance qui réside dans la « soif », la nécessité de l’abolition de cette soif et les voies qui y mènent. Le Coran ne cesse d’affirmer que l’obscurité du péché, azh-zhulm, a pour cause l’ignorance de la réalité spirituelle de l’homme qui entraîne celui-ci dans le tourbillon des passions et le détourne de la voie de Béatitude, qui réside dans la connaissance de Dieu. De même, la voie menant au salut, que le Bouddha appelle le « Chemin du Milieu », composé de huit règles (vues et opinions justes, pensée juste, parole juste, activités justes, moyens d’existence justes, effort juste, attention juste, concentration juste) évoque pour le Musulman la « Voie droite », aç-çirât al-mustaqîm, celle du juste milieu puisque la communauté musulmane est appelée dans le Coran une « communauté médiane », ummah wasat. Les exercices de méditation, de recueillement et de concentration qui constituent les rites du Bouddhisme, comme le Nembutzu du Bouddhisme Zen, consistant en la mention et la répétition du Nom Divin, font écho à la pratique de l’invocation du nom de Dieu (wa dhikru ‘Llhahou akbar), à la concentration, à l’intention droite et à la remise totale entre les Mains de Dieu que le Musulman doit rechercher lorsqu’il pratique les rites des cinq piliers, et à chaque instant de sa vie. Le Bouddhisme, comme l’Islam, insistent sur la nécessité d’une connaissance de Dieu qui ne soit pas d’ordre conceptuel, mais qui soit expérimentée vécue et réalisée avec tout l’être. Il faudrait aussi parler du rôle central occupé dans les deux traditions par la Miséricorde divine « qui englobe toute chose »9 et que les hommes de foi doivent à leur tour, exercer à l’égard du monde.

En fait, les croyants sincères des grandes religions n’ont pas à chercher en tâtonnant les chemins tortueux d’un dialogue politique ou diplomatique indigne de leur vocation spirituelle. Avec toute la discrimination intellectuelle nécessaire ils doivent seulement réaliser qu’ils s’entendent déjà « depuis le début », c’est-à-dire sur les mêmes principes métaphysiques. Ils pourront alors se reconnaître et se respecter mutuellement, parce qu’ils sont appelés également à la connaissance de Dieu, quel que soit le Nom que la religion Lui donne, « car à Lui sont les plus beaux Noms. »10


  1. Coran 3 : 84.
  2. Coran 14 : 4.
  3. Coran 18 : 109.
  4. Coran 21 : 85.
  5. Coran 38 : 48.
  6. Coran 5 : 48.
  7. Coran 42 : 11.
  8. Coran 55 : 26.
  9. Coran 7 : 156.
  10. Coran 17 : 110.

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